Demi-tour économique en Turquie ?

Selva Demiralp, professeure d’économie et présidente de Yapi Kredi Economic Research à l’Université Koç, est directrice du forum de recherche économique Université Koç-TUSIAD.

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Par Selva Demiralp Publié le 12 juillet 2023 à 4h00
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Demi-tour économique en Turquie ? - © Economie Matin
5,3%Le PIB de la Turquie a connu une croissance de 5,3% en 2022.

Confronté à son défi électoral le plus difficile en plus de deux décennies au pouvoir, le président turc Recep Tayyip Erdogan a de nouveau remporté un mandat de cinq ans à l’issue du second tour du mois de mai. Son Parti de la justice et du développement (AKP) et ses alliés ont par ailleurs conservé leur majorité parlementaire. Si cette bataille électorale a suscité une attention étroite, c’est notamment parce que son issue était vouée à façonner la direction de l’économie troublée du pays.

Lorsqu’Erdogan, qui avait fait campagne sur la promesse de maintenir des taux d’intérêt peu élevés, a rappelé au poste de ministre du Trésor et des Finances le très respecté Mehmet Simsek, partisan de l’orthodoxie économique, le président turc a signalé une rupture par rapport à ses politiques de croissance intenables. La question est désormais de savoir si cet apparent retour à un « terrain rationnel », pour reprendre les termes de Simsek, sera véritablement durable.

La détérioration de l’environnement économique de la Turquie a débuté en 2018, déclenchée par une crise monétaire qui a rendu plus coûteux pour les entreprises turques – pour beaucoup devenues dépendantes des prêts étrangers – le remboursement de leur dette libellée en dollar. La crise s’est aggravée en septembre 2021, lorsque le gouvernement a mis en œuvre l’inorthodoxe New Economy Program (NEP). Reflétant le mantra économique d’Erdogan selon lequel une inflation élevée était causée par un haut niveau de taux d’intérêt, ce plan prévoyait des baisses de taux agressives, censées entraîner une dépréciation de la livre turque, ce qui en retour dynamiserait les exportations. Cet essor des exportations était supposé renforcer la livre, avec pour résultats une réduction des pressions inflationnistes ainsi qu’une reconstitution des réserves de change de la banque centrale.

Aucun de ces objectifs n’a été atteint. Le taux de change nominal ne s’est jamais apprécié, malgré d’importantes interventions de la banque centrale. Au lieu de cela, le taux de change par rapport au dollar est passé de 8,5 ₺ en septembre 2021 à 26 ₺ au moment d’écrire ces lignes. L’inflation a explosé, atteignant un pic de 85,5 % en novembre 2022, et les réserves de change nettes sont entrées en territoire négatif le mois dernier, pour la première fois depuis 2002.

Le gouvernement a refusé d’abandonner son approche non conventionnelle, alors même que le NEP avait échoué à atteindre ses objectifs. Au contraire, la banque centrale – sous la pression d’Erdogan – ainsi que l’Agence de régulation et de surveillance bancaire (BRSA) ont mis en œuvre plus de 250 règles et réglementations destinées à renforcer la politique de faibles taux d’intérêt, qui avait pourtant atteint ses limites de longue date.

N’ayant affiché aucune intention de changer de cap durant sa campagne (et allant jusqu’à interpréter le succès de l’AKP aux élections parlementaires comme une approbation de son approche), Erdogan se retrouve confronté à une économie au bord de la crise. Le fait qu’il ait nommé Simsek, considéré favorablement par les investisseurs internationaux pour son respect de l’indépendance de la banque centrale et son penchant pour la discipline budgétaire, indique une volonté nouvelle de relâcher son emprise sur la politique monétaire.

La capacité de Simsek à opérer un virage radical dépendra de sa faculté à convaincre les investisseurs que le NEP appartient à l’histoire ancienne. La tâche ne sera pas facile, dans la mesure où un retour comparable à des politiques orthodoxes fin 2020 avait duré moins de cinq mois. Le fait qu’Erdogan soutienne actuellement une approche plus conventionnelle ne signifie pas nécessairement qu’il renoncera totalement à ses convictions s’agissant des taux d’intérêt.

Constat prometteur, Hafize Gaye Erkan, précédemment directrice générale chez Goldman Sachs et ancienne présidente de First Republic Bank, a remplacé Şahap Kavcioglu, qui, au poste de gouverneur de la banque centrale, avait supervisé une série de baisses de taux importantes à la demande d’Erdogan. En dépit de son manque d’expérience dans l’univers des banques centrales, le bagage professionnel d’Erkan conduit à penser qu’elle mettra en œuvre une politique monétaire orthodoxe.

En effet, sous la direction d’Erkan, la banque centrale a élevé les taux d’intérêt de 6,5 points de pourcentage le 22 juin. Sachant toutefois que l’inflation en Turquie avoisine les 40 %, une hausse de taux de cette ampleur s’apparente davantage à un détour visant à prévenir une crise imminente de la balance des paiements qu’un véritable demi-tour. Une augmentation plus précoce des taux d’intérêt, associée à un examen franc et consciencieux du NEP par Simsek, aurait davantage convaincu les marchés de la réalité d’une transition à long terme vers des politiques conventionnelles. À défaut, il est difficile d’avoir confiance dans l’engagement du pays en faveur d’un resserrement monétaire.

Un autre aspect inquiétant réside dans la nomination de Kavcioglu à la BRSA, où celui-ci agira en contrepoids de l’impact contractionniste de l’augmentation des coûts d’emprunt. Le discours d’Erdogan du 14 juin, dans lequel le président turc a approuvé les politiques de Simsek mais réaffirmé sa conviction consistant à réduire les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation, vient appuyer cette impression.

Pour l’heure, aucune discussion n’a eu lieu concernant la manière dont les coûts d’un cycle de resserrement – même court ou temporaire – seront répartis (le programme électoral de l’AKP n’ayant pas anticipé ce « remède amer »). Si les ménages à revenus faibles, d’ores et déjà les plus éprouvés par l’inflation, devaient supporter l’essentiel de la charge, le mécontentement social pourrait conduire la banque centrale à des assouplissements prématurés.

Un cycle de resserrement imposera également des coûts au système bancaire au-delà du risque de duration habituel. Dans un effort de maintien des taux de prêt à des niveaux faibles, les dirigeants politiques ont demandé aux banques turques de détenir des obligations d’État à taux fixe dans le cadre de leurs réserves obligatoires, pendant la durée du NEP. Les hausses de taux impliquent une perte de capital sur ces obligations, à moins que les banques ne les détiennent jusqu’à échéance. Bien que le volume global de ces obligations à taux fixe représente environ 10 % des bilans des banques, et que l’on ne s’attende pas à ce qu’il entraîne un risque systémique, le gouvernement ferait bien d’envisager un swap de ces obligations afin de limiter les pertes de capital.

Avant que Simsek et Erkan ne puissent opérer un demi-tour économique, le gouvernement turc doit admettre le désastre de ses propres politiques, afin de gagner en crédibilité, sans quoi tout resserrement échouera à attirer les capitaux étrangers ainsi qu’à replacer l’inflation galopante sous contrôle.

© Project Syndicate 1995–2023

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