« Sur le plan technique, nous réalisons quelque chose qui n’a jamais été fait en Europe » – Le regard de Philippe Notton, PDG et fondateur de SiPearl, sur le secteur des microprocesseurs

L’importance des semi-conducteurs dans l’économie mondiale ne cesse de croître, mais l’Europe peine déjà à concevoir ces composants sur son propre sol, sans parler même de les produire.

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Par Rédaction Modifié le 29 octobre 2024 à 13h47
Philippe Notton
« Sur le plan technique, nous réalisons quelque chose qui n’a jamais été fait en Europe » – Le regard de Philippe Notton, PDG et fondateur de SiPearl, sur le secteur des microprocesseurs - © Economie Matin
103,21 MILLIARDS $Le marché des microprocesseurs devrait atteindre 103,21 milliards de dollars en 2024

La crise de 2020 n’a-t-elle pourtant pas été le moteur d’une (r)évolution sur le continent européen ? Réponse avec Philippe Notton, PDG et fondateur de SiPearl, start-up française qui nourrit l'ambition de doter l'Europe d'un microprocesseur de calcul intensif.

Votre entreprise fait partie intégrante du secteur des semi-conducteurs, mais de quoi parle-t-on précisément derrière ce terme entendu partout ?

Deux raisons principales expliquent l’omniprésence du terme « semi-conducteur ». La première est simple : les semi-conducteurs sont partout, dans les smartphones bien sûr, mais aussi dans les machines à laver, les voitures et même dans les chaudières électriques les plus récentes. Il est désormais devenu impossible de se passer des semi-conducteurs dans notre vie quotidienne, même pour relever la vitre de son véhicule.

La seconde raison est liée à la première, à savoir que le secteur des semi-conducteurs comprend un large spectre allant d’une simple diode à un centime d’euro à un processeur complexe coûtant plus de 40 000 dollars. Les semi-conducteurs sont donc loin d’être tous les mêmes et c’est pourquoi on les retrouve dans des appareils aussi différents. Certains composants vont demander une puissance de l’ordre du microwatt/heure tandis que d’autres vont nécessiter plusieurs kilowatt/heure. Ainsi, c’est un marché difficile à comprendre – notamment par les responsables politiques –, car il regroupe des composants très différents.

Quel est le cœur de métier de SiPearl, sa proposition distinctive au sein ce secteur ?

SiPearl se concentre sur la conception de composants électroniques et de microprocesseurs très haute performance, comme des processeurs destinés aux supercalculateurs par exemple. Une fois le produit conçu avec ses spécifications, tout est fabriqué dans une usine partenaire. Comme beaucoup d’entreprises du secteur, à l’image de Qualcomm, AMD ou encore Nvidia, nous ne possédons pas d’usine. Certaines sociétés dites « intégrées » ont leurs propres unités de production à l’instar de STM, Samsung, Bosch et Intel. La « fabless », c’est-à-dire l’entreprise sans usine est aujourd’hui plutôt la norme. A titre d’exemple, les GAFAM préfèrent développer en fabless leurs propres composants avec pour avantage de maîtriser les volumes, leurs spécifications et les marges. Ces composants ont aussi pour intérêt d’être parfaitement calibrés et ne sont également pas disponibles pour la concurrence. Amazon Web Services (AWS) est ainsi le premier des acteurs du cloud à avoir conçu des composants sur-mesure s’évitant ainsi une certaine forme de dépendance vis-à-vis des géants du secteur. Cela nécessite des moyens immenses aujourd’hui hors de portée des acteurs du Cloud européens. Ces derniers ont donc tout intérêt à faire appel à une entreprise comme SiPearl.

En ce qui concerne les produits, nous concevons des composants de calcul haute performance (Ndr des microprocesseurs à très haute performance à ne pas confondre avec les microcontrôleurs qui sont des composants beaucoup plus petits qui permettent de faire des opérations beaucoup plus simples). A titre d’exemple, dans un véhicule, le mouvement des essuie-glaces n’exige qu’un microcontrôleur dont le rôle est de s’assurer du bon va-et-vient. Dans les véhicules autonomes, les besoins sont beaucoup plus importants et il est nécessaire d’avoir des composants beaucoup plus évolués en matière de calcul. Le développement de l’intelligence artificielle et du calcul scientifique nécessite une puissance de calcul phénoménale. Les microprocesseurs que nous concevons sont indispensables à ces disciplines, avec une attention soutenue portée aussi à la consommation électrique, au-delà de la seule performance.

SiPearl n’a encore rien « délivré », considérant les délais de développement nécessaires pour vos produits, qui peuvent également connaitre des retards. Comment expliquez-vous cette particularité de votre business model à vos investisseurs et partenaires publics comme privés ?

SiPearl est une entreprise « deep tech », c’est-à-dire que le développement du premier produit requiert plusieurs années. Plusieurs facteurs expliquent ce laps de temps incompressible. Il faut d’abord constituer et former une équipe de très haut niveau. Nous compterons, à terme, près de 200 ingénieurs en interne et 150 consultants pour nous aider avant leur intégration dans nos équipes. Par ailleurs, il faut avoir accès à de nombreux outils de conception (Electronic Design Automation, l’équivalent de la CAO pour notre industrie), et à des financements solides. Ces trois éléments indispensables à la réussite de notre projet prennent du temps.

Sur le plan technique, nous réalisons quelque chose qui n’a jamais été fait en Europe, en partant de la recherche amont. Il y a donc une courbe d’apprentissage où des expérimentations sont lancées, des erreurs sont parfois commises. Aucune avancée n’est facile, car je le répète, au niveau européen, SiPearl est un pionnier dans son secteur. C’est pourquoi la première génération en développement est plus lente et compliquée avec un cycle d’environ quatre ans. Fortes de l’expérience accumulée, les générations suivantes sont développées en dix-huit mois. Nous partons donc avec un certain retard par rapport aux entreprises déjà installées, mais nous sommes conscients de la spécificité de ce marché : les deux premières générations permettent de ne dégager qu’une petite marge, mais elles prouvent que la technologie est maîtrisée et répond bien aux besoins. La troisième génération permet d’offrir des composants très poussés sur le plan technologique, de classe mondiale, et avec une meilleure marge.

A force de travail et de moyens (humains et financiers), le retard naturel sera rattrapé et SiPearl n’aura aucun complexe à avoir vis-à-vis des géants actuels du secteur. Nous connaissons les règles du jeu. Elles sont difficiles même pour les grands noms du secteur : Intel est aujourd’hui en difficulté et Nvidia a récemment annoncé que Blackwell (son prochain « méga-processeur ») connaitra un retard par rapport aux prévisions. Cet épisode nous rappelle que les financements jouent un rôle important, mais ne permettent pas d’éviter certains écueils. Ce secteur est vraiment particulier.

Quelle est la perception des autorités françaises mais également européennes sur ce secteur, surtout depuis la « crise » des semi-conducteurs de 2020 ?

Le secteur des semi-conducteurs a connu plusieurs événements qui ont contribué à une évolution de la perception des autorités françaises et européennes. La crise de la Covid à l’origine de la crise des semi-conducteurs a incontestablement été déterminante. La guerre en Ukraine et l’effort de relance dans le domaine de la Défense sont venus renforcer une prise de conscience bienvenue. La montée en régime de l’intelligence artificielle et des LLMs ne se fait pas sans puces électroniques hyper performantes

Il faut savoir que le secteur des semi-conducteurs connait une crise environ tous les sept ans. C’est une industrie en cycle. De nouvelles usines sont nécessaires pour gérer les nouveaux process. Ces usines sont sous-chargées, dans un premier temps, puis la demande devient trop forte et de nouvelles usines doivent sortir de terre. La dernière crise a été particulièrement violente, car les flux, notamment dans l’industrie automobile, étaient trop tendus. Les constructeurs automobiles n’avaient presque pas de stock. L’industrie des semi-conducteurs ne fonctionne bien qu’avec des plannings très précis qui s’inscrivent sur le temps long (entre 12 et 24 mois). La fabrication d’un produit comme le nôtre nécessite environ huit mois. Si les plannings des usines sont mal conçus ou ne peuvent finalement pas être suivis toute la chaîne est perturbée avec les conséquences que l’on a connues.

Les difficultés rencontrées par le puissant secteur automobile européen ont permis aux autorités de prendre réellement conscience de l’importance du secteur des semi-conducteurs. Après les États-Unis, l’UE a mis en place un « European Chips Act » qui vise à encourager la fabrication de semi-conducteurs sur son sol. Le Japon a fait de même, mais tous les pays ont été devancés par la Chine qui a anticipé, depuis une quinzaine d’années, l’importance des semi-conducteurs. Les autorités françaises et européennes ont aujourd’hui conscience du rôle des semi-conducteurs dans l’économie, mais aussi de la grande variété des produits qui constituent ce secteur.

Toutefois, chaque pays européen n’a pas le même rapport à l’industrie des semi-conducteurs. La France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas ont leurs propres intérêts avec leurs entreprises et leurs unités de production. Les autres pays européens ont plus de retard et essaient d’attirer les investissements étrangers pour créer des usines. L’évolution générale est positive, mais il reste encore un long chemin à parcourir pour les Européens. Un Nvidia européen ne pourrait pas éclore dans les conditions actuelles d’autant plus que les budgets publics ont tendance à se diriger vers la construction d’usines plutôt qu’en faveur du développement de sociétés « fabless » très performantes comme SiPearl.

A quel(s) niveau(x) de la chaine de valeur se situent nos faiblesses et nos points forts ? La France, voire l’Europe, ont-elles réellement les moyens humains et matériels de la souveraineté souhaitée ?

Parmi les sujets positifs, il faut noter en premier lieu la qualité de nos ingénieurs. J’estime que le niveau des ingénieurs européens est supérieur à celui des ingénieurs hors Europe. On peut parler d’excellence académique. Le problème est qu’il n’y a pas assez d’ingénieurs. Le recrutement à l’étranger (hors Union européenne) reste problématique malgré l’existence de visa type « talents » ou « French tech ». La pénurie est en partie due à l’attirance des nouveaux ingénieurs pour les métiers de la finance et du conseil. Aujourd’hui, le hardware attire généralement moins les ingénieurs. Cela est d’autant plus dommage que les formations européenne et française sont excellentes. Chez SiPearl, nous recrutons presque uniquement des ingénieurs dont le diplôme de 3e cycle a été délivré par une institution européenne. Cela nous permet de garantir le niveau du diplôme même quand nous parlons d’ingénieurs avec un passeport non-européen. Je pense que les métiers du hardware type semi-conducteur ont une mauvaise image. Nous ne sommes plus du tout au niveau du fer à souder et des composants à monter, même si nous développons nos propres cartes électroniques. 95% de nos ingénieurs développent, conçoivent, simulent sur des stations de travail connectés à un data center qui nous avons conçu et unique en Europe.

De manière surprenante, l’Europe est globalement moins chère que les États-Unis dans la tech, et au même niveau que l’Inde dont les tarifs pour les consultants en ingénierie ont beaucoup augmenté au cours de ces dernières années. La France, grâce à plusieurs dispositifs comme le Crédit d’impôt recherche (CIR) et la flat tax est très compétitive. Les infrastructures et la proximité géographique dont nous jouissons en Europe constituent un autre atout. Chez SiPearl, nous avons sept centres de R&D tous situés sur le même fuseau horaire. Le potentiel européen est bien là, mais décider à 27 États membres n’est pas une chose aisée. Malgré les difficultés, je n’ai aucun regret d’avoir fondé SiPearl en Europe et la recherche de financements mondiaux ailleurs ne constitue en rien une délocalisation. Notre ADN est européen et le restera.

Oui, l’argent reste le nerf de la guerre et les financements sont trop rares dans la « deep tech ». L’industrie des semi-conducteurs fait peur aux investisseurs, car malgré son importance actuelle et à venir, les besoins conséquents en financements et le niveau de risque constituent de sérieux freins. Recourir à des financements extra-européens devient donc une étape incontournable. Les fonds de pension et fonds souverains sont intéressés par ce secteur. L’Europe doit se montrer plus active et continuer l’inflexion vers un financement européen en faveur des entreprises européennes au profit de la souveraineté européenne. Les concurrents américains, chinois et japonais sont très protecteurs. A nous de montrer que nous pouvons établir des règles du jeu similaires.

Ce sujet crucial est-il compris et porté par les pouvoirs publics en France et en Europe ? Quelles « effets » en ressentez-vous pour Sipearl ?

J’ai remarqué que la souveraineté, la vraie est avant tout une notion française. Nous sommes, en ce sens, les héritiers du général de Gaulle. Le paysage a beaucoup changé au sujet de la souveraineté.  La Covid, la crise des semi-conducteurs ou encore la guerre en Ukraine ont contribué à une véritable éclosion de cet enjeu même si la notion devient parfois galvaudée à force d’être utilisée par tous et à tort. Dans le cas de SiPearl, la souveraineté n’est pas un concept creux. Nous faisons très attention au contrôle des données, aux méthodes de conception, aux règles d’export, etc. Malgré tout, pour les composants que nous concevons, la souveraineté intégrale est impossible en l’état actuel. Nous devons produire à Taïwan et les outils de conception sont américains. La maîtrise d’œuvre, l’expertise, le contrôle qualité et idéalement le contrôle export sont, eux, entièrement souverains.

La France a montré la voie aux Européens en termes de souveraineté (avec notamment des liens renforcés dans le privé entre les entreprises de la French Tech et les sociétés du CAC 40), mais je constate que certains pays continuent de s’y intéresser très peu. Paradoxalement, la souveraineté européenne intéresse une région comme le Moyen-Orient ou un pays comme l’Inde, car ils la voient comme une manière de ne pas être alignés sur les États-Unis ou la Chine.

Vous évoquez le fait que la France semble plus portée que l’Europe sur les questions de souveraineté ; comment l’Europe peut-elle faire sa mue sur ce sujet ?

Le discours porté par Ursula von der Leyen avant la nomination des nouveaux Commissaires européens allait dans le bon sens. La voie tracée par Thierry Breton (qui a quitté ses fonctions depuis) est également intéressante. Il faut désormais être plus concret et se doter d’un « European Buy Act » sur le modèle de ce qui se pratique aux États-Unis depuis des décennies. Le gouvernement américain est dans l’obligation d’acheter des biens produits sur le territoire national. La Défense Advanced Research Projects Agency (DARPA) finance de nombreux projets américains. Par ce biais SpaceX a eu des commandes importantes pour se lancer. Nous avons eu l’opportunité de participer au projet européen EPI, European Processor Initiative (j’en ai été le premier Directeur General), puis le projet Jupiter (le supercalculateur allemand), mais malheureusement de telles initiatives sont trop peu nombreuses au sein de l’UE. On en revient à la question de la volonté politique et du suivi des grandes orientations. Il est toujours plus difficile de faire les choses à 27 que seul. L’Europe a un énorme potentiel, les meilleurs ingénieurs. Il faut se donner les moyens de le faire fructifier. L’Europe fait peur aux autres continents, mais ne sera championne dans la tech qu’une fois complètement unifiée.

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