De nombreux débats sur la perte de souveraineté alimentaire de la France ont eu lieu au moment du salon de l’agriculture. Tentons de prendre du recul et de faire le point sur cette question.
La France va-t-elle perdre sa souveraineté alimentaire ?
Il s’agit du droit des populations et de leurs États ou groupes d’États de mettre en place les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs besoins sans qu’elles puissent avoir un effet négatif sur les populations d’autres pays.
Elle représente un moyen essentiel d’obtenir la sécurité alimentaire, laquelle garantit une quantité adéquate d’aliments disponibles, l’accès des populations à ceux-ci, et le problème de la prévention et gestion des crises.
Pour y voir plus clair, voyons plus haut et plus loin…
Une interview de 5 mn sur le même sujet à la radio Intensité d’Eure et Loire pour annoncer un colloque sur ce sujet le 9 mars 2023 :
On mange mieux sur une planète à 8 milliards d’habitants que lorsqu’il n’y en avait que 3
À l’échelle mondiale, malgré le développement absolument considérable de la population, qui est passée de 3 milliards en 1960 à 8 actuellement, et a donc été multipliée par 2,6 en ce laps de temps très court de deux générations, on mange beaucoup mieux actuellement que ce que faisaient nos grands-parents.
La production des 2 aliments les plus importants (au moins pour l’Europe et l’Asie), le blé et le riz, a été multiplié par 3,5 et celle du maïs par 5,7. Il est donc plus facile d’acheter une baguette de pain, un bol de riz ou une tortilla de maïs maintenant que nous sommes 8 milliards que quand nous n’étions que 3 milliards.
Dans le même temps, les productions de fruits et légumes ont été multipliés par 4,4 et 5,8, celles de la viande et des œufs par 4,7 et 6,2 ! A l’échelle mondiale, on a beaucoup plus de sécurité alimentaire. Bravo les agriculteurs, et bravo la révolution verte.
Examinons une autre manière de considérer la sécurité alimentaire mondiale : le nombre de personnes qui ont faim, parce qu’elles n’ont pas accès à suffisamment de calories alimentaires, reste d’une remarquable et navrante stabilité, entre 8 et 900 millions depuis plus d’un siècle. Ce véritable scandale ne doit pas faire oublier qu’on a donc réussi à nourrir 5 milliards de terriens de plus depuis les années 60, et sur la même quantité de champs (entre le défrichement et l’urbanisation, la surface consacrée aux céréales dans le monde est restée stable, entre 600 et 700 millions d’hectares).
Des continents entiers, pourtant très peuplés, ont réussi à éradiquer la faim : l’Europe, bien sûr et la Chine, qui pourtant ont subi pénuries, disettes et famines pendant des millénaires. Mais aussi une bonne partie du sud-est asiatique, et la quasi-totalité de l’Amérique. En fait, à part quelques exceptions, que l’on peut expliquer par des considérations géopolitiques, comme la Corée du Nord ou Haïti, ou des pays en guerre, la faim est maintenant centrée sur seulement deux régions du monde : la péninsule indo pakistanaise (incluant l’Afghanistan et le Bengladesh), où elle n’arrive pas à diminuer, et l’Afrique sub-saharienne, où malheureusement elle progresse année après année. Le reste du monde a gagné (avec beaucoup de travail) le droit à un minimum de sécurité alimentaire.
Bien sûr, certains pays n’arriveront jamais à se nourrir seuls, en particulier parce qu’ils ont une très grosse population sur peu de terres cultivables, mais leur bonne insertion dans l’économie mondiale rend très probable qu’ils puissent durablement acheter ailleurs la nourriture dont ils auront besoin, comme le Japon, la Corée du sud ou la Suisse. Pour d’autres comme l’Egypte, où 110 millions de personnes habitent sur un immense désert traversé par une seule rivière, la situation peut vite devenir plus problématique, comme on l’a vu avec l’arrêt des exportations de blé de l’Ukraine… En Afrique, la situation reste très préoccupante dans deux pays à très forte densité de population : le Nigéria et le Rwanda ; idem en Asie au Bengladesh.
Mais gardons à l’esprit qu’au XXIe siècle, où on possède d’excellentes techniques agricoles, la faim n’est plus d’abord la conséquence de l’ignorance et du dérèglement climatique, mais bien de la cupidité, de l’incurie et de l’indifférence des hommes, comme je l’ai abondamment développé dans mon livre « Faim zéro, en finir avec la faim dans le monde ». Et que ce que l’homme a fait, il peut, s’il le veut vraiment, le défaire…
Le développement de l’agriculture européenne a été magnifique depuis la mise en place de la Politique agricole commune
Voyons maintenant le cas de l’Europe, un continent très dense et peuplé depuis des siècles, et dans lequel on avait historiquement une fâcheuse tendance à se faire la guerre en permanence. On y avait donc beaucoup de mal à se nourrir régulièrement, et pénuries, disettes et famines étaient monnaie courante.
Une des solutions mise en place a été celle de coloniser des terres sur d’autres continents, pour sécuriser les approvisionnements alimentaires (et miniers). C’est peu de dire qu’on y a abondamment recouru, mais cette période s’est terminée dans les années 50/60 avec les décolonisations.
On est alors passé à la Politique agricole commune, qui a permis un développement absolument considérable de la productivité de nos agricultures depuis 1962. Cette politique a permis de relever le défi de l’autosuffisance alimentaire à l’échelle de notre continent. Elle a contribué à développer une offre alimentaire européenne qui concilie qualité, abondance et diversité.
Concrètement, depuis 1961, la population de l’Europe des 27 est passée de 355 à 447 millions, soit un facteur multiplicatif de 1,26. Il n’y a pratiquement pas de production agricole ou animale qui n’est pas augmentée d’au moins autant, et pour la plupart, de façon nettement plus importante. Pour les éléments basiques, on a multiplié la production de blé et de maïs par 3,19 et 3,94. Les productions de légumes et de lait ont bondi de 1,44 et 1,47. Celles des œufs et de la viande de 1,86 et 2,58. Bref il est aujourd’hui beaucoup plus simple de trouver du pain dans sa boulangerie, de la viande chez son boucher, du beurre chez son crémier ou des fruits chez son primeur que dans les années 60.
Simple, abondant et bon marché : en ces temps où on ne parle que du prix croissant du « panier de la ménagère », rappelons qu’en 1960 on dépensait en moyenne en France 1/3 de ses revenus pour se nourrir à domicile et aujourd’hui 14 %. On n’aurait jamais pu se payer de téléphone portable si on continuait à dépenser le tiers de ses revenus pour se nourrir !
Part des revenus des français consacrés à acheter : (source : INSEE) | 1960 | 2019 |
Nourriture à domicile | 34 % | 14 % |
Logement (+ eau, énergie, meubles) | 24 % | 31 % |
Loisirs-communication | 3 % | 10 % |
Merci les agriculteurs, qui nous ont entièrement payé nos téléphones portables ! Chiffres INSEE
On l’a vu en particulier lors des confinements dus au Covid : malgré l’arrêt de l’économie, tous les Européens ont pu manger, alors que la majorité d’entre eux vivent dans des villes qui ne peuvent pas s’approvisionner entièrement dans leur voisinage proche.
A contrario, les Anglais commencent à regretter sérieusement d’avoir quitté l’Europe, alors même que leurs agriculteurs sont incapables de les nourrir entièrement. Les pénuries et rationnement dans les supermarchés sont devenus très fréquent. En ce début d’année 2023 par exemple, plusieurs chaînes de supermarchés ont limité temporairement les ventes de tomates, poivrons, concombres, laitues, salades, brocolis, chou-fleur ou framboises à 3 lots par personne.
La Politique agricole commune, qu’il est souvent de bon ton de décrier, a quand même magnifiquement rempli sa principale mission : faire disparaître l’angoisse de manquer de nourriture sur ce continent, et établir une réelle sécurité alimentaire.
Mais ce n’est pas tout, l’Europe est aussi capable de produire plus que ce qu’elle mange. Elle est devenue un continent qui exporte beaucoup de nourriture dans des régions du monde qui ne peuvent pas se nourrir seules, comme l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, Moyen-Orient, ce qui contribue fortement à la paix mondiale (comme on l’a vu, là encore, lors de la crise ukrainienne).
Mais l’Europe agricole et alimentaire a plusieurs faiblesses structurelles
Bien entendu, dans le même temps, l’Europe continue à acheter de la nourriture. C’est assez logique et normal pour les produits tropicaux qui ne poussent pas sur son sol : café, chocolat, fruits exotiques. Ça l’est déjà moins lorsqu’il s’agit de viande de bœuf ou de poulet du Brésil, d’où les débats houleux qui se font jour pour le commerce avec le Mercosur. Pour vendre des voitures, des machines-outils et des parfums au Brésil et en Argentine, doit-on sacrifier une part de l’élevage européen ?
Mais les point essentiels sont ailleurs ; on peut en citer au moins trois.
Tout d’abord, l’Europe agricole reste très, beaucoup trop, dépendante pour les protéines végétales, en particulier, le soja, qu’elle continue à importer massivement, en particulier pour nourrir ses animaux d’élevage. Songeons que la production de soja en Amérique (du nord et du sud) destinée à nos cochons, canards, poulets et veaux occupe là-bas plus de 20 millions d’hectares, soit l’équivalent de la surface agricole de la France. Tout se passe comme si nous avions décolonisé pour les humains, mais gardé par devers nous une vraie, belle, grande colonie pour nos cochons ! L’incapacité de l’Europe à établir une vraie politique de soutien à la production de protéines végétales pour retrouver notre indépendance et assurer notre sécurité alimentaire sur ce plan est absolument navrante.
Les engrais azotés, un ingrédient essentiel à l’augmentation de la productivité des céréales.
L’autre sujet très préoccupant de dépendance de l’agriculture européenne concerne l’énergie et les engrais. On en a abusé depuis des décennies pour améliorer la productivité de nos agricultures, pensant naïvement que cet approvisionnement abondant et bon marché allait durer éternellement et qu’il ne constituait pas une réelle dépendance.
Et voilà que cette dernière a resurgi de façon très spectaculaire avec la guerre en Ukraine. Pour commencer, le principal engrais, azoté, est fabriqué à partir de gaz… principalement russe, ce qui pose quelques problèmes depuis 2022 ! Particulièrement en France, qui en est le principal consommateur européen… Encore actuellement plusieurs de nos usines sont à l’arrêt, et les prix flambent, compromettant nos récoltes dont il est un ingrédient absolument essentiel (rappelons qu’en moyenne on récolte à l’hectare deux fois moins de blé bio que de blé « conventionnel »).
Part de marché des différents producteurs de potasse dans le monde
La situation n’est pas terrible non plus concernant le potassium, car deux des plus gros producteurs mondiaux se trouvent être justement… la Russie et la Biélorussie, tandis que la Chine se garde le sien pour ses propres champs.
Répartition de ce qui reste de réserves de phosphates dans le monde
Et pour terminer, on arrive rapidement à l’épuisement pur et simple des gisements de phosphore dans le monde, sauf au Maroc…
Il va donc falloir apprendre à économiser beaucoup plus les engrais, et à affronter cette question qui menace directement la sécurité alimentaire de l’Europe, et du monde !
Pour aller plus loin sur ce sujet crucial, voir l’article détaillé sur ce sujet « Pour ou contre les engrais minéraux pour nourrir l’humanité ? »
La troisième menace me semble purement interne : n’est-on pas en train de perdre la motivation pour soutenir l’Europe agricole ? Maintenant qu’on est sûr de pouvoir manger, et que la mémoire des pénuries s’est estompée, beaucoup d’Européens ont tendance à penser qu’il n’est absolument plus prioritaire de continuer à soutenir l’agriculture européenne. Chacun met en avant d’autres idées de dépenses utiles, et une part croissante de l’opinion pense que la Politique agricole commune coûte dorénavant beaucoup trop cher. Ce manque de motivation se conjugue avec une appétence beaucoup plus forte pour l’écologie ; de nouvelles idées sont mises en avant, que l’on peut caricaturer ainsi : « à quoi bon dépenser des milliards pour une agriculture qui ne respecte ni les sols, ni la biodiversité, ni le bien-être animal, ni la santé des consommateurs, réchauffe la planète plus qu’elle ne devrait le faire et ne sert qu’à enrichir quelques multinationale ou à nourrir des africains ».
Ces réticences sont actuellement illustrées par les nouvelles stratégies Biodiversité et « De la Ferme à la fourchette (Farm to fork) » dont les objectifs ont été approuvés le 20 octobre 2021 par le Parlement européen, notamment les suivants :
- Diminuer de 55 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990 d’ici 2030 ;
- Réduire de 50 % les ventes d’antimicrobiens pour les animaux d’élevage et dans l’aquaculture ;
- Réduire de 50 % l’utilisation et les risques des produits phytosanitaires ;
- Atteindre 25 % du total des surfaces agricoles de l’UE en agriculture biologique ;
- Réduire d’au moins 50 % les pertes d’éléments nutritifs, tout en évitant une détérioration de la fertilité du sol ;
- Réduire de 20 % l’utilisation d’engrais ;
- Requalifier 10 % des terres agricoles en haute diversité biologique (mares, bandes tampon, haies, etc.).
Ces objectifs sont chacun fort louables, mais ils montrent clairement que la sécurité alimentaire n’est plus la priorité affichée des autorités européennes. Dans un monde de concurrence féroce, il est probable qu’elle aille en diminuant dans les années qui viennent. En Europe, on produira mieux, mais moins, on exportera beaucoup moins, et on importera davantage, en espérant que la situation géopolitique mondiale permette de se nourrir durablement avec cette nouvelle équation.
Une étude de l’université néerlandaise de Wageningen estime ainsi que les objectifs de Farm to Fork entraineraient des pertes de rendement allant jusqu’à 30 % (pour la réduction des pesticides) et 25 % (pour les objectifs de réduction de la fertilisation). En combinant les effets économiques de la perte de production, et de la baisse de qualité des produits agricoles, ils estiment à 12 milliards d’euros par an la perte de valeur de la production européenne qui résulterait de l’ensemble de la mise en œuvre de cette politique.
D’ores et déjà, les Pays-Bas par exemple sont passés à l’action ; c’est un grand pays d’élevage, et son agriculture est très intensive et très polluante… et très exportatrice. Son gouvernement déclare maintenant que, pour lutter efficacement contre l’excès d’azote, il faut qu’un tiers des exploitations agricoles arrêtent leurs activités, et qu’un autre tiers se reconvertissent, ce qui fait quand même 60 % des fermes. Cela veut dire que 30 000 à 50 000 entreprises agricoles du pays sont dorénavant en danger. Ils ont débloqué 7 milliards d’euros pour aider à la transition, et comptent en particulier sur le départ à la retraite des 60 % d’agriculteurs qui ont plus de 50 ans.
Voir mon article sur ce sujet : « Élève-t-on trop d’animaux ? Ou sont-ils mal répartis ? ».
La France est un grand pays agricole exportateur, mais perd actuellement ses « parts de marché
En France, on a quand même multiplié par 3,1 la production de blé et par 5,4 celle de maïs depuis les années 60. Les derniers tickets de rationnement pour le pain remontent à l’année 1948, et, fort heureusement, on ne voit pas très bien ce qui pourrait les faire revenir !
Bravo les agriculteurs français ! Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAOstat
Actuellement, nos agriculteurs produisent 3 fois plus de blé que ce que les Français mangent : 1/3 va à la consommation directe (pain, pâtes, farine, etc.), 1/3 à l’alimentation animale (poulets, lapins, canards, etc.) et 1/3 à l’export (en particulier en Europe du Sud et au Maghreb). En 2022, la pénurie mondiale de blé, conséquence des problèmes climatiques et de la guerre en Ukraine, a renchéri considérablement le prix mondial de cette céréale, ce qui a été très bénéfique pour notre balance des paiements … et les revenus des céréaliers.
Au-delà de cet événement très conjoncturel, depuis quelques années notre balance commerciale alimentaire ne cesse de se dégrader. Notre compétitivité s’effrite, en particulier vis-à-vis de nos partenaires européens. Nous devons maintenant arracher des milliers d’hectares de vigne dans le bordelais par exemple, qui ne trouvent plus preneur. Et en fruits et légumes, la concurrence européenne bat son plein. L’organisation géographique de la Politique agricole commune a fait que nous importons énormément de fruits et légumes d’Espagne, le climat et les conditions de production sont nettement meilleurs. Mais n’oublions pas que, si nous achetons des tomates espagnoles, nous leur vendons du blé de Beauce, qu’eux ne peuvent pas produire en quantité suffisante.
Nous avons également développé de façon considérable notre aviculture (3,2 fois plus de volaille et 6 fois plus d’œufs que dans les années 60). Mais ce produit est devenu relativement basique, a été extrêmement industrialisé, avec des poulaillers où on élève de 50 à 100 000 poules. Il fait donc l’objet d’une concurrence internationale absolument acharnée. Résultat, en a vu un grand groupe de production comme Doux cesser son activité, car son modèle économique était devenu obsolète. Il consistait en gros à importer massivement du maïs brésilien et du soja argentin pour produire du poulet bas de gamme, avec des subventions européennes, et le vendre congelé dans les pays du Golfe. Ça n’a évidemment pas échappé aux brésiliens qu’ils pouvaient eux aussi travailler directement leur propre matière première, avec des coûts de main d’œuvre nettement inférieurs, et remplir des bateaux de poulets congelés pour l’Arabie saoudite. Lorsque l’Europe a décidé de cesser de subventionner l’opération, tout s’est arrêté. Et bien évidemment, les Brésiliens ne se sont pas arrêtés en chemin et fournissent dorénavant une bonne part du poulet servi dans nos cantines scolaires !
À ce sujet, prenons conscience que les cantines scolaires servent en France un milliard de repas par an. D’après les statistiques du Ministère de l’agriculture, il apparaît que la moitié des viandes consommées dans les cantines scolaires et 60 % de celles de la restauration collective ne proviennent pas de filière d’élevages français, mais sont importées. Voilà un excellent sujet de travail sur la souveraineté alimentaire : les collectivités locales qui les organisent et les parents d’élèves qui y sont très sensibles peuvent-ils se liguer pour faire en sorte que la viande qui soit servie dans les cantines scolaires provienne majoritairement du département ou de la région ? Elle coûtera un peu plus cher, soit, mais si on y sert des parts moins importantes, on pourra s’y retrouver, à l’heure où tous s’accordent pour dire que notre consommation de viande doit diminuer, pour des raisons à la fois écologiques et de santé.
Un premier pas vient d’être franchi : à partir du 1er mars 2022, l’affichage en clair de la provenance de la viande est devenu obligatoire dans toutes les cantines, scolaires d’entreprises et d’hôpitaux, et tous les restaurants.
Un autre exemple particulièrement significatif est celui de la pomme. Une production tout à fait historique et traditionnelle en France (en particulier en Normandie et en Bretagne), mais pas du tout en Pologne. À la fin du XXe siècle, notre production décroît un peu malgré l’entrée de la France dans le Marché commun agricole, car l’export en Europe est un peu difficile, les autres pays produisant également (car le pommier s’adapte à beaucoup de climats européens), mais aussi parce que la consommation hexagonale de jus de pommes, cidres et Calvados diminue notablement. En Pologne en revanche, on commence à produire sérieusement ce fruit, car on a découvert un gros marché potentiel en URSS. Au moment où la Pologne intègre l’Europe et sa Politique agricole commune, on plante à tour de bras, avec l’aide des subventions européennes, dans l’espoir d’approvisionner de façon beaucoup plus importante le marché russe. Aujourd’hui, la Pologne produit presque 3 fois plus de pommes que la France, ce qui est devenu une catastrophe, car entre-temps, on s’est fâché avec les Russes qui n’achètent plus les pommes polonaises. Leur cahier des charges en matière de normes environnementales et sanitaires y est beaucoup plus léger qu’en France et leur coût horaire y est également bien moins élevé. Les pommes polonaises se vendent donc à 90 centimes le kilo contre près de 2 euros pour les françaises. Résultat : les pommes polonaises invendues à l’est, et à bas prix, envahissent les marchés français. Logiquement, il y a une crise majeure dans les vergers français… et on parle de baisse de souveraineté hexagonale. Mais… il s’agit bien de pommes européennes, notre « vrai » pays pour la nourriture !
Milliers de tonnes (chiffres FAO stat) | Pologne | France |
Production de pommes 1961 | 285 | 2 142 |
Production de pommes 2004 | 2 522 | 1 800 |
Production de pommes 2021 | 4 067 | 1 633 |
D’une manière générale, 71 % des fruits et 28 % des légumes consommés dans notre pays sont actuellement issus de l’importation. Depuis l’an 2000, la France a perdu 14 points d’approvisionnement et cette tendance s’accentue. Lors du Salon de l’agriculture, le Gouvernement a annoncé le lancement d’un plan volontariste visant à soutenir la filière pour regagner 5 points de souveraineté en fruits et légumes dès 2030 et 10 points à horizon 2035. Il s’agit d’engager des transformations structurelles de la filière pour renforcer durablement sa capacité productive, tant dans l’Hexagone qu’en Outre-mer : modernisation et décarbonation du parc de serres, renouvellement et renforcement de la résilience des vergers, agroéquipements innovants, recherche-développement et innovation, amélioration la protection des cultures. Rendez-vous dans quelques années pour voir s’il sera couronné de succès…
Il se dit également que nous perdons des parts de marché à cause du réchauffement climatique… mais le dit réchauffement climatique frappe dans tous les pays de la planète et nous ne sommes pas le pays le plus gravement touché. On va forcément observer une plus grande variabilité d’une année sur l’autre, mais chez nos concurrents également. Et là encore, c’est très sécurisant pour le consommateur d’avoir le marché commun agricole commun agricole qui lui permet d’avoir accès à des produits issus d’une grande zone géographique et climatique. Par exemple, depuis 2 ans, nous avons eu en France un mois de mars particulièrement chaud, qui a incité les arbres fruitiers à fleurir beaucoup trop tôt, et les gels du mois d’avril ont été particulièrement destructeurs. Mais, au cours de l’été 2022, on a quand même pu manger des fruits à noyaux, dont une bonne part provenait d’autres régions de l’Europe qui avait été moins touchées par les épisodes de gel tardif. Dans cet exemple, la sécurité alimentaire pour le consommateur français, c’est l’Europe qui l’a fournie.
On a beaucoup parlé des canicules et sécheresses de l’été 2022. Elles ont été particulièrement importantes, comme on peut le voir sur les schémas suivants. Mais la production de céréales n’a pas été beaucoup affectée, contrairement à ce qui s’était passé en 2001, 2003, 2007, 2015 ou 2020. Il ne reste plus à espérer que l’année 2023, qui commence très sèche, ne soit pas trop mauvaise au final…
La production de céréales n’a pas trop souffert de la sécheresse et de la canicule de 2022
Pas plus que celle d’oléoprotéagineux
Ni même celle de légumes…
La récolte française de blé a beaucoup plus souffert des anomalies climatiques en 2001, 2003, 2007, 2015 ou 2020 qu’en 2022… Diagramme de l’auteur, chiffres Agreste.
Un autre argument souvent avancé par les organisations d’agriculteurs est qu’on a tendance en France à sur-appliquer les directives européennes en matière de sécurité sanitaire, ce qui mets nos productions en désavantage structurel par rapport aux pays européens plus laxistes, et en particulier ceux qui en plus ont des coûts de main d’œuvre moins importants, en France mais pas chez nos concurrents. Par exemple récemment avec l’interdiction des Néonicotinoïdes sur les betteraves à sucre, ou bien la lutte contre le Glyphosate dont certains ont fait un cheval de bataille… Toutes mesures qui, si elles peuvent se justifier sur le plan de la préservation de la biodiversité ou de la santé des populations, conduisent à des baisses des rendements parfois très importantes. La France ne sera alors plus autosuffisante… et finira par importer des productions qui, elles, ont été cultivées avec ces mêmes pesticides interdits chez nous !
L’exemple de la cerise est particulièrement éloquent : en France on a interdit en 2016 le Diméthoate, utilisé pour lutter contre un moucheron particulièrement invasif, Drosophila suzukii ; mais l’Europe n’a suivi que 3 ans plus tard, en 2019, et certains pays producteurs de cerises utilisent encore l’insecticide décrié, comme l’Autriche, la Croatie, la Turquie, l’Argentine ou le Chili. On a tenté d’interdire l’importation des cerises provenant de ces pays, mais il y a toujours des trous dans la raquette, et on est bien en présence d’une énorme distorsion de concurrence. L’histoire se répète depuis 2022 avec le Phosmet, dorénavant interdit en raison de « risques inacceptables pour les opérateurs, travailleurs, passants et résidents », pointés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). La décision relevait également « un risque aigu et chronique élevé pour les consommateurs » ainsi que pour la faune. Ces décisions sont probablement justifiées, mais on comprend aussi le désarroi des producteurs français de cerises, et aussi pourquoi ce fruit si apprécié est dorénavant vendu aussi peu vendu, et aussi cher…
Comme l’indique un récent rapport d’information sénatoriale sur la compétitivité de la ferme France, seuls 68 % des substances actives autorisées et utilisées en Europe peuvent être épandues en France. Les agriculteurs français ne peuvent épandre les mêmes substances que leurs voisins, sans que cela n’ait la moindre conséquence sur les produits agricoles que ces derniers peuvent vendre en France…
Résultat, notre pays est l’un des seuls grands pays agricoles dont les parts de marché reculent – en 20 ans, nous sommes passés de deuxième à cinquième exportateur mondial – et en parallèle, les importations alimentaires en France ont doublé depuis 2000 et représentent parfois plus de la moitié des denrées consommées en France dans certaines familles.
Solde commercial alimentaire de la France en 2018, en milliard d’euros. Source : DGDDI
Si, en valeur, l’agriculture française reste toujours la première d’Europe (95,8 milliards d’euros de production agricole en 2022, selon l’Insee), sa balance commerciale ne cesse de se dégrader depuis dix ans, du fait d’une augmentation considérable de ses importations. Ces dernières, qui représentent 20 % de l’alimentation nationale, ont été multipliées par deux en 20 ans. Certaines filières essentielles affichent même des taux de dépendance supérieurs à 50 %. On continue à beaucoup exporter nos vins et spiritueux, nos céréales et nos produits laitiers, mais on importe majoritairement dans presque tous les autres secteurs !
Les « plans locaux de sécurité alimentaire » sont souvent des leurres
Depuis, les confinements du COVID, beaucoup de collectivités locales se sont mises à élaborer des plans locaux de sécurité alimentaire. L’idée de s’approvisionner mieux et durablement par des circuits courts auprès d’agriculteurs habitant près d’une ville est très séduisante. Mais la réalité restera toujours extrêmement marginale, car il faut prendre en compte les énormes volumes nécessaires pour nourrir les métropoles, sachant que chaque habitant consomme entre 1 et 2 kilos de nourritures solides tous les jours.
Les 12,4 millions de franciliens ne peuvent absolument pas se nourrir exclusivement avec de la nourriture produite en Ile de France, pas plus que les 820 000 habitants de Bordeaux Métropole de la Gironde ni les 491 000 de Montpellier métropole de l’Hérault ! Et, dans ces deux derniers cas, si on voulait absolument le faire, il faudrait arracher massivement les vignes pour semer des céréales, et la population s’appauvrirait considérablement ! N’oublions pas qu’historiquement on a implanté de la vigne en France sur les terres les moins fertiles, où le rendement de blé était trop faible.
Songeons aussi par exemple que les parisiens consomment de l’ordre de 8 millions d’œufs tous les jours ; si on veut les produire à partir de petits poulaillers familiaux cela risque d’être compliqué, et de toute façon ces poules ne pourront pas être nourries exclusivement avec des végétaux franciliens.
Ce genre de politique peut néanmoins être partiellement valable pour les légumes. On a toujours développé le maraîchage autour des villes, et on gagnerait à y revenir plus systématiquement, en particulier pour l’approvisionnement en produits très frais des cantines scolaires, ce qui permettrait de soutenir le développement du « bio – local – équitable », qui semble faire consensus dans la population.
La loi dite « Egalim » prévoit ainsi qu’à partir de janvier 2022, toutes les cantines des établissements chargés d’une mission de service public doivent servir au moins 50 % de produits dits « durables » ou locaux, dont 20 % de bio. Un premier pas important.
Mais gardons à l’esprit que la sécurité alimentaire des Parisiens ne se joue pas en Ile-de-France, ni même en France, et que notre vrai pays pour l’alimentation s’appelle… l’Europe.
Et aussi que, si on veut vivre en paix autour de la Méditerranée en cette période de réchauffement climatique, il semble souhaitable et même prudent que les pays de la rive nord de la Méditerranée produisent un peu de surplus de nourriture pour l’exporter dans les pays de la rive sud, qui, eux, n’arriveront plus jamais à se nourrir entièrement.
Même si, fondamentalement, les Africains doivent pouvoir se nourrir avec de la nourriture africaine, et les Européens avec de la nourriture européenne, y compris les animaux. Européens.