Voilà bientôt dix ans que le temps passe. Dix ans que la population vieillit chaque jour un peu plus. Dix ans que l’un de nos sens primaires, à savoir la vue, se détériore progressivement, notamment chez les plus fragiles. Dix ans que l’on entend pourtant les discours et promesses des gouvernements successifs et autres parties prenantes concernant l’accès à la santé visuelle pour toutes et tous.
Santé visuelle : et si 2023 marquait la fin de l’immobilisme ?
Dix ans que l’on nous liste – entre autres la crise du COVID, les changements au sein de l’exécutif, la priorité donnée aux conflits géopolitiques – comme autant de bonnes excuses pour ne pas faire bouger les lignes établies. Et donc dix ans que la filière en santé visuelle reste au point mort sur l’accès aux soins. Alors oui, l’année écoulée nous aura laissé à voir quelques bonnes surprises, notamment en faveur d’un public Grand Âge. Mais est-ce suffisant quand on connaît l’ampleur des enjeux ? Il est grand temps de changer de regard sur les opticiens, en les considérant comme les « professionnels paramédicaux territoriaux » qu’ils sont et que prône également notre Président, disponibles en mobilité partout sur le territoire.
Certes, il peut paraître réducteur de dire que rien n’a été fait sur le plan de l’accès à la santé visuelle. Preuve en est : la réforme du 100% Santé, qui a levé les freins économiques. Mais qu’en est-il des millions de français isolés, ayant des difficultés ou étant dans l’incapacité à se déplacer ? À ce jour, la répartition entre ophtalmologistes et orthoptistes (seuls professionnels de santé de la filière autorisés à pratiquer la délégation de tâches), bénéficie uniquement à une population citadine et active. Le développement des Postes Avancés en Ophtalmologie (PAO), situés dans les déserts médicaux, gérés par un orthoptiste et rattachés à un centre d’ophtalmologie principal, confirme la nécessité de « l’aller vers » au sein des régions rurales dépeuplées en médecins. Mais seront-ils en nombre suffisant pour répondre aux publics isolés et apportent-ils une réponse aux personnes en perte d’autonomie ? Même la prise en charge des frais visuels, avec le 100% Santé, a été initialement pensée pour ceux qui sont en mesure de se déplacer jusqu’à un magasin pour leur équipement. Le fait même que les professionnels de santé du secteur (ophtalmologistes et orthoptistes) n’aient pas trouvé de solutions plus inclusives jusqu’à présent démontre leur méconnaissance de la situation. N’y voient-ils pas d’avantages financiers ? Peu plausible alors même que les publics âgés sont davantage sujets à développer des pathologies oculaires nécessitant par là même des traitements de longue durée et pour certains des chirurgies, actes rémunérateurs pour les spécialistes. N’ont-ils tout simplement pas le temps ? C’est plus probable, la demande en matière de santé visuelle étant depuis longtemps bien supérieure à l’offre.
64. C’est le nombre de départements français qui restent à ce jour des déserts ophtalmologiques, sous dotés en professionnels de santé. Preuve en est : on trouve en moyenne sur le territoire 8,5 ophtalmologistes et 8,4 orthoptistes pour 100 000 habitants, contre 60,2 opticiens. Compte tenu de leur nombre, mais aussi d’un maillage plus homogène, ces derniers sont donc en mesure de répondre à cette problématique territoriale. Alors pourquoi ne pas imaginer une délégation de tâche encadrée et sécurisée entre les opticiens spécialisés en mobilité et les ophtalmologistes ? Certaines avancées ces dernières années sont autant de signaux faibles laissant à penser que la prise de conscience autour du rôle que pourraient jouer les opticiens en mobilité dans l’accès aux soins visuels est en cours. C’est le cas notamment du projet d’expérimentation (réalisé en régions Normandie et Centre-Val de Loire) visant à autoriser les opticiens-lunetiers à réaliser au sein des EHPAD un examen de la réfraction pour faciliter le renouvellement des équipements optiques des résidents. Malheureusement, la plupart reste à l’état de projet malgré leur intérêt pour les aînés. Ce fut le cas de l’amendement adopté au budget du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2023 visant à évaluer le coût de l’instauration d’un bilan visuel obligatoire à l’entrée en EHPAD et supprimé après examen au Sénat, ou bien encore de l’amendement porté par la sénatrice Else Joseph - déposé au Sénat et jugé comme irrecevable - dont l’objet était d’élargir le champ d’action des opticiens en collaboration avec les ophtalmologistes. Toutes ces réformes avortées vont pourtant dans le bon sens : celui d’une collaboration pluri-professionnelle entre les opticiens en mobilité et les ophtalmologistes en faveur d’une continuité des soins rendue possible par la délégation de tâches. Il s’agit donc de penser un dispositif qui autoriserait les opticiens en mobilité à réaliser l’intégralité de la pré-consultation des patients et à assurer la réalisation et la transmission sécurisée d’examens complémentaires, faisant d’eux des assistants médicaux mobiles à même de pratiquer la télé-expertise avec l’ophtalmologiste, tout en sachant que certains opticiens travaillent déjà comme assistants médicaux au sein des cabinets d’ophtalmologie. Un dispositif qui permettrait par ailleurs un véritable « tri » des patients, dans le sens mélioratif du terme, donnant ainsi la possibilité au médecin spécialiste de passer davantage de temps médical de qualité avec les patients qui en ont le plus besoin, dans les cas où l’examen en présentiel est finalement jugé nécessaire.
D’aucuns diront qu’il est fort dommageable que la Loi Grand Âge & Autonomie, par la suite renommée Loi Générations Solidaires, n’ait jamais vu le jour. Je les rejoins en ce que ce recul législatif est là encore un exemple criant de l’immobilisme sur la question de la prise en charge du vieillissement. Mais a-t-on réellement besoin d’une loi « mastodonte » pour faire changer les choses rapidement ? Nous l’avons vu, il existe déjà des initiatives locales, des solutions simples et concrètes, qui peuvent être mises en place sans plus tarder, à l’instar de la définition d’un nouveau protocole de coopération de téléexpertise entre les opticiens et les ophtalmologistes, intégrant la cotation d’un acte de téléexpertise pour le professionnel de santé requis et requérant et prenant en compte les frais d’investissement en matériel de mesure.. Alors stoppons le protectionnisme, lui qui a souvent pour conséquence indirecte de « casser » les innovations en opposant l’intérêt financier et le bénéfice sociétal. Pour que des solutions se créent, il faut des ressources. Comme pour beaucoup de secteurs, le changement émanera du terrain. Si l’État doit donner les directives, il peut laisser la filière travailler. Son rôle régalien sera ensuite de légiférer sur le financement de ces solutions, ce qui permettrait par exemple ici de rémunérer l’opticien pour l’acte de téléexpertise et le service rendu sur les lieux de vie. Aujourd’hui, les besoins sont là, mais la priorité n’est pas donnée aux opticiens pour l’accès aux soins. Pour que les mois à venir soient enfin placés sous le signe de la mobilité en matière de santé visuelle, ces derniers ont donc avant toute chose besoin de disposer d’une instance de représentation du métier, de sorte à entrer dans, si ce n’est à initier, la discussion.
Tribune coécrite par :
Matthieu GERBER, Président Les Opticiens Mobiles et ROAD (Regroupement des Opticiens A Domicile)
Jérôme MARCZAK, Président Les Opticiens à domicile et Vice-président ROAD
Gwenaël MERLIO, Président L’Opticien qui Bouge et Secrétaire général ROAD