Sergei Guriev – Les sanctions contre la Russie sont efficaces

Sergei Guriev est directeur de la formation et de la recherche à Sciences Po. Il a écrit avec Daniel Treisman un livre intitulé Spin dictators: Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle (Princeton University Press, 2022).
Guriev 2021
Par Sergeï Guriev Publié le 31 août 2023 à 5h00
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Sergei Guriev – Les sanctions contre la Russie sont efficaces - © Economie Matin
12%Les dépenses militaires de la Russie ont dépassé le budget annuel de 12%... à la fin du premier semestre 2023.

Dans les jours qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine décidée par le président Poutine il y a 18 mois, les pays occidentaux ont imposé des sanctions sans précédent à l'encontre de la Banque centrale de Russie. Cela s'est traduit par le gel de plusieurs centaines de milliards de ses actifs libellés en dollar ; une semaine après l'invasion, le cours du rouble a dégringolé jusqu'à son niveau le plus bas jamais atteint, 136 roubles pour un dollar.

Mais il a rebondi pour atteindre 51,5 roubles pour un dollar après la mise en place du contrôle des devises et des capitaux décidé par la Banque centrale, un rebond dont le Kremlin s'est largement vanté.

Aujourd'hui la situation est moins réjouissante pour les dirigeants de la Russie. Le cours du rouble est l'indicateur le plus visible de l'état de l'économie du pays, au moins en ce qui concerne les ménages. Le récent plongeon du rouble qui a franchi le seuil symbolique de 100 roubles pour un dollar rend le Kremlin nerveux. Et il met la Banque centrale sous pression. Cette dernière a allégé ou supprimé au cours de l'année dernière une grande partie du contrôle des capitaux.

Le conseiller économique de Poutine, Maxime Oreshkin, critique souvent la Banque centrale pour être excessivement ferme. Mais après la dernière baisse du rouble, il a écrit un article lui reprochant d'être laxiste et de laisser le volume du crédit croître démesurément. La Banque centrale a alors immédiatement organisé une rencontre extraordinaire de son conseil d'administration qui a décidé de faire bondir de 3,5 points de pourcentage ses taux d'intérêt et indiqué que d'autres hausses interviendraient probablement dès le mois prochain. Un resserrement du contrôle des devises est également envisagé. De son coté, le ministre des Finances, Anton Siluanov, voudrait obliger les exportateurs russes à rapatrier leurs revenus en dollars pour les vendre à la Banque centrale.

Certes, il n'y a aucune raison de penser que l'économie russe est au bord de l'effondrement. Le seuil de 100 roubles pour un dollar n'a rien de magique. Et la récente hausse des taux est une réaction classique à la hausse de l'inflation ; face à une situation analogue les banques centrales occidentales feraient de même. Néanmoins la dépréciation du rouble traduit la pression que la guerre et les sanctions exercent sur l'économie russe.

En avril 2022, j'ai écrit que la remontée du rouble n'avait pas de quoi réjouir Poutine, car elle résultait de deux facteurs qui allaient finalement s'avérer néfastes pour l'économie russe :

1) La diminution des importations russes du fait des sanctions occidentales. Cette diminution a entraîné une perte d'accès aux biens de consommation importés et aux intrants intermédiaires, limitant ainsi la capacité de production du pays.

2) La hausse des revenus tirés des exportations de pétrole. Cette hausse pouvait inciter les pays occidentaux à imposer un embargo pétrolier et un plafonnement du prix du pétrole brut russe. C'est exactement ce qui s'est passé. En mai 2022, l'Europe a annoncé un embargo sur environ 90% des importations de pétrole russe ; il devait entrer en vigueur 6 à 8 mois plus tard. Peu de temps après, le G7 a décidé un plafonnement du prix du brut.

L'introduction tardive de ces mesures a permis à Poutine d'engranger d'énormes revenus. Bien que l'Occident ait gelé quelques 300 milliards de dollars des réserves de la Banque centrale russe, l'excédent record des comptes courants de la Russie en 2022 (227 milliards de dollars) a presque compensé cette perte. Mais cette manne est bel et bien terminée : au cours du premier semestre de cette année, les revenus pétroliers et gaziers de la Russie ont chuté de presque 50%, ce qui a entraîné une augmentation du déficit budgétaire russe à hauteur de 2 % du PIB annuel.

L'embargo pétrolier et le plafonnement du prix du baril ont également fait chuter les exportations russes au rythme annuel d'un tiers dans la période janvier-juillet 2023. En conséquence, l'excédent commercial de la Russie s'est réduit, passant de 204 milliards de dollars à 64 milliards de dollars, et l'excédent de sa balance des comptes courants a été divisé par plus de six, passant de 165 milliards de dollars à seulement 25 milliards de dollars.

Comme on pouvait s'y attendre, la forte baisse des recettes provenant des exportations d'hydrocarbures a entraîné une détérioration rapide de la position budgétaire de la Russie. Pendant un certain temps, les dirigeants russes n'ont pas semblé inquiets : le pays détient encore d'importantes réserves en yuan, ce qui lui permet de financer son déficit budgétaire. Or la guerre en Ukraine reste la première priorité du gouvernement russe : rien qu'au premier semestre de cette année, ses dépenses militaires ont dépassé de 12 % le montant prévu pour toute l'année.

Au-delà du financement de la guerre, le gouvernement russe espérait que la poursuite des dépenses donnerait un coup de pouce keynésien à l'économie. Mais cet espoir ne s'est pas matérialisé, précisément parce que les sanctions commerciales ont érodé la capacité de production de la Russie. Isolée de l'Occident et ayant perdu des centaines de milliers de travailleurs à cause de la guerre et de l'émigration, l'économie russe ne peut tout simplement pas produire autant que le veut Poutine.

L'économie russe étant en surchauffe, la hausse des dépenses publiques n'a fait que renforcer l'inflation. Si l'on y ajoute la fuite des capitaux qui continue, ainsi que la mutinerie avortée de Prigogine (le patron du groupe Wagner) en juin, on pouvait s'attendre à la dépréciation du rouble. De même, il n'y a rien d'étonnant au resserrement de la politique monétaire de la Banque centrale, malgré l'effet probable de la hausse des taux d'intérêt sur la croissance de la production. Bloomberg évalue maintenant à 21% la probabilité d'une récession en Russie au cours des 6 prochains mois, alors qu'il l'évaluait à 6% avant la hausse des taux d'intérêt.

De toute évidence les sanctions sont efficaces. Mais il faut faire plus, car Poutine parvient encore à financer sa guerre en Ukraine. Compte tenu des méthodes élaborées par les entreprises russes pour contourner les sanctions et le plafond fixé pour le prix du baril, l'Occident doit remédier aux insuffisances des sanctions tout en abaissant le plafond du prix du baril de pétrole de 60 dollars aujourd'hui à une valeur comprise entre 50 et 55 dollars, voire moins.

Autre enseignement important de la récente chute du rouble : Poutine cherche à contourner les sanctions commerciales. Le rouble est moins cher aujourd'hui parce que la Russie a besoin de dollars pour financer ses importations dont le coût a augmenté au rythme de 33% par an lors du second trimestre de cette année. S'ajoutant aux pressions sur le budget et la monnaie russe, cette hausse reflète en partie le prix à payer toujours croissant du contournement des sanctions. L'Occident peut pousser ce prix encore à la hausse en renforçant le contrôle des exportations pour étrangler financièrement la Russie et mettre fin à sa guerre criminelle.

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Sergei Guriev est directeur de la formation et de la recherche à Sciences Po. Il a écrit avec Daniel Treisman un livre intitulé Spin dictators: Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle (Princeton University Press, 2022).

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