Il apparaît clairement que le système français de retraites dites « par répartition », s’il est fort utile, souffre de graves défauts. Le principal d’entre eux provient de la confusion qu’il opère entre les cotisations et l’attribution des droits à pension.
Retraites : ravauder ou reconstruire ?
Classiquement, raisonnablement, la préparation de prestations futures consiste à réaliser aujourd’hui des investissements, dont demain le rapport, intérêts ou dividendes, sera transmis aux anciens cotisants sous forme de rentes. Mais la législation, en France et dans la plupart des pays, met de côté cette logique au profit d’une règle vraiment bizarre : les cotisations des actifs sont versées aux retraités au fur et à mesure de leur rentrée, mais elles sont censées préparer les retraites futures, si bien que le législateur attribue aux cotisants des droits à pension, grosso modo, au prorata de leurs versements.
Une législation abracadabrantesque
Une telle législation bat en brèche les règles classiques de la vie en société. La sagesse des nations considère en effet comme normal de bien distinguer les investissements, créateurs de droits sur des richesses qui seront produites dans le futur grâce aux dits investissements, et les retours sur investissements, correspondant à la mise en œuvre du capital ainsi formé. Concrètement, des êtres humains sont conçus, puis entretenus et formés jusqu’à ce qu’ils soient capables de participer efficacement à la production des biens et des services, et en retour l’investissement dans le capital humain ainsi réalisé sert à produire non seulement au profit des producteurs, mais aussi au bénéfice des personnes âgées, principalement sous forme de pensions – du moins dans les pays développés.
Ce circuit économique est si bien rôdé qu’il passe inaperçu. Les législateurs n’ont pas pris conscience du fait que les droits à pension constituent en fait la récompense d’une participation à l’investissement dans le capital humain : les membres de la génération A mettent au monde des enfants (génération B) et les mènent à l’âge adulte, ce qui requiert tout un ensemble d’investissements, depuis la nourriture jusqu’à la « bonne éducation » en passant par la formation intellectuelle et professionnelle. Environ une vingtaine d’années plus tard, les membres de la génération B seront capables de commencer à rendre la pareille à ceux de la génération A : ces nouveaux adultes vont produire non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs aînés retraités.
Les législateurs ont inventé une fable
La législation des retraites met en forme, juridiquement, cet échange de bons procédés qui se réalise sur plusieurs décennies. Les personnes âgées comptent sur les adultes en âge de travailler : elles ont contribué à l’investissement en capital humain réalisé dans cette génération durant son enfance et son adolescence, si bien qu’elles sont en position de compter en retirer un dividende, sous forme d’une rente dite familièrement pension ou retraite ou pension de retraite.
Malheureusement, les législateurs, à peu près partout, ont usé de leurs prérogatives de manière assez étrange : ils ont inventé une fable selon laquelle ce sont les cotisations versées par les actifs au profit des retraités qui légitiment la formation de droits à pension pour les dits actifs. Cette façon de voir les choses est aussi ridicule que répandue, mais elle profite aux classes dirigeantes : obtenir automatiquement une bonne pension quand on a « gagné sa vie » de manière confortable est un privilège appréciable. Pour être bien certains qu’ils percevront la pension espérée, proportionnelle à leur revenu d’activité, les travailleurs aisés trouvent commode de disposer d’une législation qui les met à l’abri du risque démographique. Quoi de plus efficace, pour obtenir ce résultat, que d’obtenir une législation dans laquelle les droits à pension sont quasiment proportionnels aux salaires d’activité ? Si les droits à pension dépendaient principalement de la mise au monde et de la (bonne) éducation des enfants, les membres de la classe moyenne supérieure auraient droit à des pensions voisines de celles de travailleurs beaucoup plus modestes : quelle atteinte à la supériorité des premiers ! Heureusement pour ces profiteurs, le législateur a maintenu un droit des retraites injuste, conforme à la maxime « à celui qui a, on donnera », dont bénéficient en France bon nombre de cadres à la retraite.
Que faire ?
Si l’on veut évoluer vers plus d’équité en matière de pensions, il est nécessaire de commencer par bien comprendre l’absurdité d’une législation qui attribue les droits à pension conformément à un principe de maintien du niveau de vie plutôt qu’en fonction des enfants élevés. Le principe de maintien des avantages acquis est hélas ancré assez profondément dans la mentalité d’une partie importante de nos élites. La prise en compte de cette réalité importante qu’est l’investissement en capital humain est indispensable pour passer de la mentalité « avantages acquis » à une mentalité « à chacun selon ses mérites ».
Concrètement, l’ennemi numéro un est la conception du droit à pension comme conservation du niveau de vie obtenu durant la vie active. Si des cotisations versées au profit des retraités continuent à donner droit à des pensions futures, nous n’irons pas loin ! Ces cotisations correspondent au remboursement progressif de la dette implicite accumulée durant les années de formation ; il est absurde et injuste de leur attribuer une vertu extraordinaire, ouvrant des droits à pension ! Actuellement, le cotisant obtient le beurre et l’argent du beurre : il s’acquitte de sa dette envers ses aînés, et « en même temps », comme dirait un haut personnage, il obtient des droits à pension ! La somme « un euro » est dotée d’un pouvoir de dédoublement, puisque son versement apure une dette (premier pouvoir) et procure une créance (second pouvoir). Nous sommes là plongés dans l’irrationnel, nous sommes projetés en pleine fantasmagorie, mais « tout va très bien madame la marquise », cette fantasmagorie a été approuvée par les plus hautes autorités de la plupart des pays !
Il conviendrait de répudier cette législation onirique et de revenir au bon sens. Les sommes versées pour la retraite des « anciens » n’ont pas vocation à ouvrir des droits à pension. Ces droits devraient être obtenus au titre de l’investissement dans la jeunesse, au titre des cotisations ou impôts qui servent à former les nouvelles générations, y compris le budget de l’Education Nationale. Il s’agit là tout simplement de répudier les affabulations ridicules proclamées par des législateurs incompétents pour enfin comprendre ce que disait Sauvy : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants ».