Ça fait plusieurs années que la question des retraites est au cœur du débat public. Entre réformes impopulaires et adoptées de force, projections économiques inquiétantes et tensions sociales croissantes, le dossier ne cesse d’alimenter les divisions. Patrick Martin, président du Medef, vient de réaffirmer sa position : il faut maintenir l’âge de départ à 64 ans et même, à terme, le repousser à 65 ans. Pour lui, cette mesure est la seule capable de garantir l’équilibre du système.
Retraite : le Medef veut vous voir travailler jusqu’à 65 ans (au moins) !

Le 23 février 2025, Patrick Martin a accordé une interview au Journal du Dimanche dans laquelle il défend bec et ongles le report de l’âge de départ à la retraite. S’appuyant sur les prévisions budgétaires de la Cour des comptes, il qualifie la situation d’« extrêmement préoccupante » et affirme que seule une prolongation de la durée d’activité peut sauver le système. Cette posture tranche radicalement avec celle des syndicats, qui dénoncent une approche purement financière ignorant les réalités du marché du travail et de la pénibilité. Au cœur du débat, une question centrale : faut-il réellement travailler plus longtemps pour sauver les retraites ou assiste-t-on à une instrumentalisation du déficit au service d’une vision purement patronale ?
Le régime des retraites : un déficit réel mais utilisé comme un levier politique
Les chiffres avancés par la Cour des comptes montrent effectivement que le système de retraites est déficitaire. Pour 2025, le déficit s’élèverait à 6,6 milliards d’euros. D’ici à 2035, il atteindrait 15 milliards et pourrait dépasser les 30 milliards en 2045. Bien loin toutefois, des plus de 50 milliards avancés par le gouvernement de François Bayrou et ses prédécesseurs.
Patrick Martin brandit ces projections comme une justification incontestable d’un recul de l’âge légal. Il affirme qu’un retour à 63 ans creuserait le déficit de 13 milliards d’euros par an, tandis qu’un passage à 65 ans permettrait au contraire de réduire ce déficit du même montant. Selon lui, il n’existe pas d’alternative : si la France veut maintenir le niveau des pensions, elle doit faire travailler ses citoyens plus longtemps.
Mais cette présentation des faits est-elle honnête ? Les chiffres avancés masquent une réalité plus complexe. D’abord, les déficits ne sont pas gravés dans le marbre. Ils dépendent des projections économiques, des évolutions démographiques et des choix budgétaires. De plus, le régime de retraite français n’est pas un monolithe : il repose sur plusieurs caisses, certaines en excédent, d’autres en déficit. Enfin, la question de la répartition des richesses et de la contribution des entreprises est soigneusement évitée par Patrick Martin. Plutôt que d’exiger un effort des employeurs, le Medef préfère imposer un allongement de la durée de travail, un choix qui favorise les intérêts des grandes entreprises au détriment des travailleurs. « La réforme Borne avait été digérée bon gré mal gré par l’opinion. Le choix de revenir dessus, alors qu’il y a tant de défis urgents auxquels nous devons répondre sous peine de voir la France dévisser davantage en Europe et dans le monde, me semble incompréhensible », souligne le patron du Medef au JDD, rappelant au passage que la réforme Borne avait été adoptée par 49.3 et contre l’avis de la population, ce qui ne semble guère l’en inquiéter.
Un mépris affiché pour la réalité du travail en France
Patrick Martin refuse d’entendre les arguments des syndicats, qui dénoncent une approche déconnectée des conditions réelles du marché du travail. Augmenter l’âge de départ signifie mécaniquement une augmentation du chômage des seniors, un problème déjà largement documenté. Actuellement, le taux d’emploi des plus de soixante ans est extrêmement bas : seuls 36 % des 60-64 ans travaillent encore, contre 55 % en Allemagne ou 61 % en Suède. Repousser encore la retraite sans accompagner ces travailleurs, c’est les condamner à des années de précarité.
L’impact sur la pénibilité est également totalement occulté. Dans certains secteurs comme le bâtiment, l’industrie ou la santé, l’espérance de vie en bonne santé est bien inférieure à la moyenne nationale. En clair, de nombreux travailleurs n’ont même pas la possibilité de profiter de leur retraite après une vie de labeur. L’Institut de Recherche et Documentation en Économie de la Santé (Irdes) rappelle que près de 20 % des ouvriers sont en incapacité partielle de travail avant 60 ans. Ces réalités sont balayées d’un revers de main par Patrick Martin, qui affirme sans sourciller que travailler plus longtemps est la solution. « Toutes les études montrent que l’âge de départ est la mesure la plus efficace pour atteindre cet objectif, et surtout la plus bénéfique à l’économie et à l’emploi. »
Une vision biaisée de la croissance et du financement des retraites
Le Medef défend le report de l’âge de départ comme une mesure indispensable à la compétitivité de la France. Selon Patrick Martin, seule une augmentation du temps de travail permettra de garantir le financement des pensions sans augmenter les prélèvements obligatoires. Cette rhétorique repose sur une vision très particulière de l’économie : celle d’un patronat qui refuse de revoir le partage des richesses. Pourquoi l’effort devrait-il toujours reposer sur les salariés et non sur les grandes entreprises, qui bénéficient déjà de nombreuses exonérations fiscales ? En 2024, le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) a coûté près de 20 milliards d’euros à l’État, sans aucun effet prouvé sur la création d’emplois. Redistribuer une partie de ces aides publiques pourrait largement combler le déficit des retraites.
De plus, la productivité des travailleurs seniors est un sujet largement éludé. Si certains cadres peuvent continuer à travailler efficacement jusqu’à soixante-cinq ans et au-delà, ce n’est pas le cas de la majorité des travailleurs. De nombreuses entreprises se séparent de leurs salariés les plus âgés bien avant l’âge légal, car ils sont perçus comme moins rentables. Dès lors, le maintien en activité des seniors ne repose pas sur une simple question de législation, mais bien sur une transformation structurelle du marché du travail. Or, sur ce point, le Medef ne propose aucune solution. Et c’est d’ailleurs une question qui n’inquiète pas Patrick Martin : âgé de 64 ans et à la tête de son entreprise, il peut faire ce qu’il veut.
Patrick Martin : encore un ultra-riche favorable à faire travailler plus les Français
Derrière ce discours se cache un homme qui n’a jamais connu la précarité. Patrick Martin est un entrepreneur prospère à la tête d’un empire économique et est, sans surprise, farouchement opposé à l'augmentation des impôts sur les plus riches (donc lui-même), notamment via l'ISF. Son entreprise, Martin Belaysoud, spécialisée dans la distribution de matériel pour le bâtiment et l’industrie, emploie 2 700 salariés et possède 210 sites en France. En 2022, sa fortune personnelle était estimée à 300 millions d’euros, ce qui le plaçait à la 389ᵉ place du classement des plus grandes fortunes françaises. Une réussite qui suscite l’admiration dans les cercles patronaux, mais qui, dans le contexte actuel, alimente la colère des salariés. Peut-on sérieusement demander aux travailleurs les plus précaires de prolonger leur carrière quand on fait soi-même partie de l’élite économique ? L’argument de l’effort collectif a ses limites lorsqu’il est défendu par quelqu’un qui ne sera jamais concerné par les conséquences de ses décisions.