Pour Jeffrey Frankel, Pour Jeffrey Frankel, professeur d’économie à la Harvard Kennedy School, la restructuration de la dette en l’indexant sur les matières premières pour les pays qui en sont exportateurs serait une solution pour éviter les risques d’un choc.
Jeffrey Frankel : Il va falloir échanger dette contre matières premières
Le monde est en pleine crise de la dette. D’après les estimations d’un récent rapport, 61 marchés émergents et économies en voie de développement – soit environ un tiers des pays membres du Fonds monétaire international – sont aujourd’hui surendettés. Le Cadre commun du G20 pour le traitement de la dette, destiné à permettre aux pays à revenu faible de restructurer leur dette souveraine, était censé empêcher que cette crise n’échappe à tout contrôle. Or, les progrès accomplis se révèlent jusqu’à présent laborieux et inégaux.
Nombre des pays surendettés de la planète se situent en Afrique. Le Tchad, par exemple, a restructuré sa dette en 2021, premier à le faire en vertu du Cadre commun. La Zambie a fait défaut sur sa dette extérieure en 2020, mais n’est pas parvenue à convaincre ses créanciers de convenir d’un moyen de restructurer sa dette, en partie à cause du refus de la Chine de participer au Club de Paris. Le Ghana, qui a fait défaut sur sa dette extérieure en décembre 2022, semble en voie d’aboutir à une restructuration réussie. Dans le même temps, les négociations entre l’Éthiopie et ses créanciers, reportées en raison d’une guerre civile dans le pays, pourraient reprendre prochainement. L’Angola, par ailleurs, qui a convenu en septembre 2020 de mesures d’allègement de sa dette sur trois ans, demeure en difficulté.
Les dangers d'une dette indexée sur le pétrole
L’un des principaux défis des pays en voie de développement surendettés réside en ce qu’ils demeurent vulnérables aux chocs extérieurs tels que la volatilité des prix du pétrole. Supposons par exemple que le FMI soutienne un accord de restructuration de la dette en vertu duquel les créanciers consentent à un important allègement, le pays débiteur s’engageant de son côté à renforcer son équilibre budgétaire. Même si ces mesures suffisent à stabiliser le ratio dette/PIB du pays concerné, le risque d’un choc imprévisible, susceptible de mettre à mal sa situation de dette, demeure redoutablement élevé.
Pour la plupart des économies africaines, les prix des matières premières constituent la plus importante source d’incertitude. L’Angola, le Tchad et le Nigeria, par exemple, dépendent des exportations pétrolières. L’économie de la Zambie repose sur les prix du cuivre, l’Éthiopie est vulnérable aux variations des prix du café, de même que les exportations du Ghana résident principalement dans le pétrole, l’or et le cacao. Cela signifie que les fluctuations du marché des matières premières sont susceptibles de dévaster leurs finances, et de rendre insoutenable une dette même récemment restructurée. Une chute de 50 % du prix d’une matière première exportée peut être synonyme de diminution de 50 % du ratio dette/exportations d’un pays endetté.
La solution des obligations indexées sur les matières premières
Il existe heureusement une solution potentielle à ce problème. En émettant une dette libellée en termes de prix d’une matière première donnée, plutôt qu’en dollar ou en d’autres monnaies, les pays exportateurs pourraient se protéger contre la volatilité du marché. La Zambie, par exemple, pourrait émettre des obligations indexées sur le cuivre, et l’Angola des obligations indexées sur le pétrole. Si le prix de ces matières premières déclinait et conduisait à une chute des recettes d’exportation, le coût de la dette diminuerait proportionnellement, ce qui empêcherait les ratios dette/exportations de ces pays de grimper en flèche.
Les obligations indexées sur les matières premières ne constituent certes pas une idée nouvelle. Seulement voilà, les pays débiteurs exportateurs de produits de base hésitent fortement à les adopter, notamment parce que leurs dirigeants politiques craignent une demande insuffisante de la part des investisseurs.
Or, il s’agit d’un marché inexploité. Les compagnies aériennes et les sociétés énergétiques sont vulnérables à la volatilité des prix des matières premières, et ont intérêt à miser sur le pétrole. De même, les fabricants de produits électroniques ont besoin de se couvrir contre les fluctuations des prix du cuivre, les fabricants de chocolat contre les augmentations de prix du cacao, et les producteurs d’acier contre celles des prix du minerai de fer.
Bien entendu, les sociétés qui entendent se couvrir contre les risques liés aux prix des matières premières ne souhaitent pas nécessairement s’exposer elles-mêmes au risque de crédit du Tchad, par exemple. C’est la raison pour laquelle les prêteurs multilatéraux pourraient ici intervenir. La Banque mondiale ou une autre institution financière (pourquoi pas une banque étatique chinoise) pourrait libeller des prêts, en faveur du Tchad, de l’Angola et du Nigeria, en pétrole plutôt qu’en dollar ou en euro, ce qui contribuerait à la création d’un marché des obligations indexées sur les matières premières.
La Banque mondiale protégeant jalousement son bilan et sa notation triple A, elle ne souhaite pas s’exposer au risque des fluctuations du marché pétrolier. Pour autant, en proposant aux investisseurs une obligation de Banque mondiale à notation élevée, liée par exemple à un indice standard des prix pétroliers, elle pourrait parfaitement compenser son exposition collective aux marchés pétroliers.
De même, les pays exportateurs de cacao, d’or, de café, de minerai de fer et d’autres matières premières pourraient obtenir des prêts de la part d’institutions telles que la Banque mondiale, libellés en termes de prix des matières qu’ils exportent. Faisant office d’intermédiaire, la Banque mondiale pourrait ensuite transférer ce risque sur le marché privé.
Préférer les obligations sur les matières premières plutôt que sur le PIB
Les compagnies aériennes et les sociétés du chocolat, qui n’opèrent pas dans l’investissement, n’ont pas nécessairement besoin de détenir directement des obligations de Banque mondiale indexées sur les matières premières. Fonds de couverture et autres intermédiaires financiers pourraient acquérir ces obligations, et transférer sur le marché des contrats à terme le risque lié aux matières premières. Les compagnies aériennes et les sociétés du chocolat pourraient ensuite agir de l’autre côté du contrat à terme, couvrant ainsi leur exposition aux matières premières selon de meilleures modalités qu’actuellement. Ainsi, toutes les parties – emprunteurs, intermédiaires, marché des contrats à terme, et acheteurs finaux – pourraient éviter de s’exposer à un risque non souhaité.
Bien que certains soient susceptibles de considérer cette idée comme irréaliste, les obligations indexées sur les matières premières devraient être plus faciles à faire accepter que les obligations liées au PIB, qui ont d’ores et déjà été mises en place. En plus de constituer un marché naturel et latent, les obligations indexées sur les matières premières présenteraient un autre avantage : la transparence. L’indice des prix des matières premières est en effet observable à Londres comme à Chicago, il n’est pas révisé par la suite, et il se révèle moins vulnérable à la manipulation par les gouvernements que les statistiques du PIB et de l’inflation.
Bien entendu, les obligations indexées sur les matières premières seront inutiles pour les pays débiteurs qui n’exportent pas de matières premières. Elles ne résoudront pas non plus le problème si la Chine s’obstine à refuser de travailler avec les créanciers souverains du Club de Paris. Elles pourraient en revanche supprimer la plus importante source de risque futur auquel sont confrontés tant de pays endettés d’Afrique, d’Amérique latine et du Moyen-Orient. Pays exportateurs de matières premières, créanciers et institutions multilatérales doivent s’intéresser à cette solution.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey Frankel, professeur en formation de capital et croissance à l’Université d’Harvard, a été membre du Comité des conseillers économiques du président Bill Clinton. Il est associé de recherche à l’US National Bureau of Economic Research.
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