Bien qu’ils comprennent que les évolutions démographiques rendent nécessaire de procéder à des ajustements paramétriques de leur système de retraite, les Français refusent de travailler plus d’années que la génération des premiers baby-boomers. Pour une partie de nos responsables politiques et de nos intellectuels, l’explication est toute trouvée : leurs concitoyens seraient devenus paresseux. La réalité est toutefois beaucoup plus complexe et invite à s’interroger gravement sur les évolutions qui ont provoqué une certaine désaffection pour le travail.
Après la réforme des retraites, la nécessité de redonner du sens au travail
Comme l’a prévu le Gouvernement, la publication des derniers décrets d’application permet l’entrée en vigueur de la réforme des retraites, mais la contestation contre le décalage à soixante-quatre ans de l’âge légal de départ a mis en évidence que les Français étaient impatients de pouvoir arrêter de travailler. Cette impatience est compréhensible compte tenu de l’ampleur des changements qui ont affecté le monde du travail et auxquels il a fallu s’adapter volens nolens depuis maintenant plusieurs décennies. Le taylorisme a abouti à une standardisation des tâches. La désindustrialisation a paupérisé de nombreux territoires et contraint à des reconversions rarement épanouissantes. Le lean manufacturing a imposé des méthodes drastiques de réduction des coûts. La pratique du management par objectifs a provoqué des troubles anxiodépressifs, des situations de stress et de burn-out. La succession des crises a conduit les entreprises à se réorganiser de plus en plus fréquemment et à se doter de multiples procédures de validation, de contrôle et d’audit, dont la fréquence sera peut-être bientôt décuplée par l’exploitation des premières formes d’intelligence artificielle.
Plus globalement, la mondialisation et la diffusion des préceptes néolibéraux ont légitimé l’influence de l’actionnariat activiste, la maximisation des profits, la dérive haussière des rémunérations des dirigeants, la banalisation du recours aux emplois précaires et à l’uberisation. Dans un ouvrage collectif publié en 2022 par l’Association d’éducation et d’études sociales, Nicolas Aumonier fait le constat que « la concurrence mondiale exacerbée et la division du travail poussée à l’extrême qu’elle entraîne conduisent à une division des tâches qui ne semble guère éloignée d’une ségrégation en milieux qui vivent chacun dans leur monde ». L’universitaire ajoute, avec pertinence, que « si ceux qui travaillent n’ont plus conscience d’œuvrer, dans la mesure qui est la leur, au bien commun, la division des tâches ne construit plus la société, mais la fragmente ».
La dénonciation de la fragmentation et de la déshumanisation de la vie sociale n’est pas nouvelle. En 1885, Émile Zola en a fait le thème du roman Germinal, tout comme Charlie Chaplin cinquante-et-un ans plus tard avec le film Les Temps modernes. A la même époque, dans un recueil de textes consacrés à La Condition ouvrière, Simone Weil a fustigé le fait qu’étaient alors imposées une « impitoyable loi du rendement » et « une organisation sociale qui foule aux pieds l’humanité ». Après avoir partagé le quotidien des classes laborieuses, la philosophe en arrivait à des observations saisissantes : « on n’en faisait jamais assez ; il fallait toujours être tendu pour faire encore quelques pièces de plus, gagner encore quelques sous de plus. Quand, en forçant, en s’épuisant, on était arrivé à aller plus vite, le chronométreur augmentait les normes. Alors on forçait encore, on essayait de dépasser les camarades, on se jalousait, on se crevait toujours plus ».
Cette longue tendance à la déshumanisation a des conséquences d’autant plus déplorables que le travail peut pourtant être considéré de façon très positive. Dans le judéo-christianisme, il est une vertu qui permet d’échapper à l’oisiveté et à la paresse. Parce que le travail est aussi le moyen le plus courant de gagner sa vie et de participer à la création de valeur, il donne à chacun un statut et une dignité. Dans son livre Le travail qui guérit, le psychiatre Jean-Michel Oughourlian reconnaît ainsi : « le travail ne permet pas seulement de subvenir à ses besoins, il permet surtout de se construire. Il est tout simplement un tremplin pour être ».
Redonner au travail la place qu’il doit avoir dans l’existence de chacun est donc un enjeu majeur. Ces dernières années, la crise sanitaire y a déjà contribué puisque, dans tous les métiers pour lesquels cela a été possible, l’accélération du déploiement du télétravail a permis d’améliorer l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Ce changement s’accompagne désormais d’une évolution managériale salutaire, par laquelle les dirigeants développent des qualités de leadership en favorisant la créativité et l’innovation au lieu de mettre les équipes systématiquement sous pression. En outre, le modèle de l’entreprise libérée propose une manière intéressante de favoriser à la fois la performance, la responsabilisation et l’épanouissement des salariés.
La redéfinition du sens du travail nécessite de poursuivre les politiques de l’emploi, de la formation professionnelle et de l’apprentissage, mais elle implique aussi de concevoir chaque organisation comme une communauté. Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, cela ne relève pas d’une utopie, mais d’une nécessité. Comme le souligne l’ancien chef d’entreprise Jean-Luc Bour, « en arrivant le cœur joyeux chaque matin au travail, dans un cadre où l’ambiance est bonne, où les personnes sont bienveillantes, où l’émulation ne dérive pas vers une compétition exacerbée par la crainte de se voir voler ses idées ou ses projets, l’efficacité au travail sera meilleure, car la personne se développera dans la totalité de son être ».
Des études rappellent régulièrement que l’engagement et le niveau de performance sont plus élevés lorsque les collaborateurs se sentent respectés et trouvent de l’intérêt dans ce qu’ils font. Cela peut être facilité non seulement par l’organisation d’évènements conviviaux, mais aussi par l’application rigoureuse du plan de développement des compétences, par la dynamisation de la gestion des carrières, par le versement de primes de participation et d’intéressement, par le développement de l’actionnariat salarié, par la pratique des entretiens professionnels et par l’attention accordée au dialogue social. S’ils se sentent plus écoutés, mieux considérés, mieux compris, les salariés français pourront sans doute avoir d’autres motivations que l’attente du départ à la retraite.