Penny Goldberg – Le protectionnisme a allumé le feu géopolitique

Pinelopi Koujianou Goldberg, ancienne cheffe économiste du groupe Banque mondiale et ancienne rédactrice en chef de l’American Economic Review, est professeure d’économie à l’université Yale.

Pinelopi Koujianou Goldberg
Par Pinelopi Koujianou Goldberg Publié le 25 septembre 2023 à 5h00
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Penny Goldberg – Le protectionnisme a allumé le feu géopolitique - © Economie Matin
20%la Chine pèse près de 20% du PIB mondial.

Il est déconcertant de voir comment nombre d’économistes de premier plan ont décrié les barrières douanières mises en place par l’administration Trump – un protectionnisme qui portait atteinte à la prospérité – puis ont approuvé les initiatives plus drastiques encore de l’administration Biden visant à relocaliser, à rapatrier dans des pays amis ou à découpler les productions américaines des productions chinoises. En mars 2018, dans un sondage de l’université Chicago Booth réalisé auprès des économistes, la totalité des personnes interrogées déclaraient être opposées aux nouvelles barrières douanières des États-Unis ; puis, en janvier 2022, une majorité de sondés, chevauchant largement l’échantillon précédent, affirmait douter de l’efficacité des chaînes d’approvisionnement mondiales. Seules deux personnes interrogées (dont je fais partie) ne partageaient pas l’analyse selon laquelle leur dépendance aux fournitures venues de l’étranger aurait rendu les industries des États-Unis vulnérables aux perturbations des marchés.

Dans ce tableau, Dani Rodrik, qui affirme dans une récente tribune que les conséquences de la géopolitique actuelle sont bien plus graves qu’un regain de protectionnisme, fait figure d’exception. L’argument est à considérer. Souvenons-nous néanmoins que le protectionnisme a été l’un des premiers catalyseurs de l’escalade des tensions géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui.

Les barrières douanières de Trump ont inversé une tendance de long terme à la libéralisation des échanges et imposé à l’économie des États-Unis des coûts réels, puisqu’elles ont augmenté les prix pour les consommateurs et les entreprises des États-Unis qui utilisent des biens intermédiaires importés de Chine. Mais les mesures prises par Trump ont eu peu de conséquences globales sur le commerce mondial. Si, comme on pouvait le prévoir, les échanges entre les États-Unis et la Chine ont diminué, les exportations de nombreux autre pays – à la fois vers les États-Unis et vers le reste du monde – ont augmenté. Les flux commerciaux se sont réalloués, ils n’ont pas été réduits.

En revanche, la croyance dans les bénéfices du commerce international a pris un coup, et de plus en plus de gens le considèrent désormais comme un jeu à somme nulle. Selon le récit diffusé par l’administration Trump, un bon nombre des problèmes économiques qui handicapaient de longue date l’Amérique étaient dus aux échanges avec la Chine. Les inégalités s’étaient sévèrement creusées aux États-Unis, et les jeunes générations ne faisaient plus aussi bien que leurs parents. Et comme si ces déboires étaient insuffisants, les jeunes Chinois, semblait-il, réussissaient mieux, quant à eux, que la génération précédente. Les choses étaient sûrement liées. Si la Chine faisait si bien, l’Amérique devait alors rester à la traîne.

Au début, beaucoup critiquèrent ce récit, jugé démagogue et populiste. Mais il gagna progressivement en influence, et lorsque frappa le Covid-19, les arguments en faveur du protectionnisme et contre la Chine s’inscrivirent dans le discours général. Tout à coup, tout le monde tombait d’accord pour dire que les problèmes liés à la pandémie qui se posaient aux chaînes d’approvisionnement étaient une conséquence du commerce international. Peu importait que nombre de goulots d’étranglement eussent une origine intérieure et n’eussent rien à voir avec les chaînes d’approvisionnement mondiales, ou que sans masques importés de Chine, les pénuries d’équipements de protection individuelle eussent été pires, ou encore que malgré le choc causé par la pandémie – le plus important, mondialement, depuis la Seconde Guerre mondiale –, l’économie mondiale se fût avérée plutôt résiliente. Le récit rejetait toujours plus le blâme sur les échanges internationaux, particulièrement sur le commerce avec la Chine, quel que soit le problème de l’économie moderne.

Puis vint l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie – le coup de grâce. Bien que l’agresseur fût la Russie et non la Chine, il ne devenait que trop facile d’imaginer ce qui arriverait à l’économie mondiale si la Chine envahissait Taïwan. Les inquiétudes concernant les risques géopolitiques et la sécurité nationale occupèrent le premier plan, donnant d’autant plus de poids aux appels non seulement au protectionnisme mais à un plus grand découplage économique d’avec la Chine.

Une fois encore, il est aisé de rejeter sur l’invasion russe l’entrée dans une nouvelle guerre froide. Mais en serions-nous là sans la résurgence du protectionnisme et sans les appels à la résilience des chaînes d’approvisionnement entendus ces dernières années ? en sapant la croyance dans la coopération internationale et en donnant crédit au récit selon lequel les échanges commerciaux sont un jeu à somme nulle, ces politiques et ces objectifs stratégiques ont créé quelques-unes des conditions préalables à l’état de guerre économique que nous connaissons aujourd’hui.

Si les échanges commerciaux étaient présentés en 2015-2016, lorsque Trump fut élu, comme un jeu à somme nulle, c’est maintenant la prospérité nationale qui est dépeinte en ces termes. La question n’est plus seulement celle des barrières douanières et du commerce, éléments qui n’interviennent dans le débat que dans la mesure où ils peuvent empêcher la Chine de développer ses capacités technologiques. Les grandes questions, nous dit-on, sont aujourd’hui la réduction des risques (le de-risking) et la sécurité nationale, bien plus que le désir de l’Amérique de conserver sa domination économique.

Mais de telles justifications posent problème. Considérons la réduction des risques. L’initiative semble répondre aux exigences de la prudence, mais concerne-t-elle réellement la Chine ? La production mondiale des semi-conducteurs les plus avancés se concentre dans les mains d’une seule entreprise (TSMC), qui est taïwanaise, ce qui fait certainement courir un risque important de perturbation des chaînes d’approvisionnement si l’entreprise devait faire l’expérience de quelque choc. Mais un tel choc ne sera pas nécessairement une invasion chinoise, il peut aussi prendre la forme d’une crise sanitaire, d’une catastrophe naturelle, voire de difficultés personnelles. Le problème central n’est pas la Chine, mais la trop grande concentration du marché. Un risque de ce genre serait tout aussi préoccupant si l’entreprise avait son siège aux États-Unis.

S’il est parfaitement justifié qu’on s’inquiète de diversification optimale et de réduction des risques, tout traduire en termes géopolitiques ne l’est pas. Lorsque Trump, récemment, a promis, s’il était réélu, d’augmenter massivement les barrières douanières, la communauté internationale n’a pas tardé à condamner ce genre de mesures. Mais les barrières douanières n’ont plus aujourd’hui la même importance, le mal est déjà fait.

Nous vivons une nouvelle ère. Comme je l’avais noté dans une précédente tribune, m’appuyant sur le travail d’historiens de l’économie, l’évolution récente de la politique étrangère et commerciale des États-Unis évoque étrangement la période qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale. Le protectionnisme est un problème, non seulement parce qu’il a des conséquences sur les échanges commerciaux, mais aussi parce qu’il retentit sur les relations internationales et sur la géopolitique.

© Project Syndicate 1995–2023

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Pinelopi Koujianou Goldberg

Pinelopi Koujianou Goldberg, ancienne économiste en chef du Groupe de la Banque mondiale et rédactrice en chef de American Economic Review, enseigne l'économie à l'Université de Yale.

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