« L’impact des décisions monétaires sur l’économie se manifeste avec un certain retard. Ce dernier peut être long et variable », concluait Milton Friedman dans l’un de ses travaux publiés en 1961 (1). Pour l’heure, compte tenu de la brutalité et de la rapidité du durcissement de la politique monétaire de la Fed durant l’année écoulée, c’est un délai de 4 à 6 trimestres entre la dernière hausse de taux et ses répercussions sur l’économie qui fait consensus.
Politique monétaire : un décalage long et variable
Cependant, toute une série d’indicateurs affiche une certaine rigidité. Par exemple, si dans le domaine des marchandises, offre et demande sont plus ou moins parvenues à l’équilibre, dans le secteur des services, l’inflation, attisée par un marché de l’emploi qui reste solide, sera plus difficile à combattre sur les plans de la durée et de la variabilité. Dans ce contexte, il pourrait être utile de se pencher à nouveau sur les études basées sur des séries de données qui remontent bien avant la crise de 2008.
Dans une méta-analyse (2) consacrée aux décalages dans la transmission des politiques monétaires, deux chercheurs de la Banque Nationale tchèque parviennent aux conclusions suivantes : « en moyenne, le retard de transmission est de 29 mois et la baisse de prix maximale après une hausse des taux directeurs de 1% est d’environ 0.9%. Les délais de transmission sont plus longs dans les économies développées (25 à 50 mois) que dans les économies post-transition (10 à 20 mois). Le meilleur facteur explicatif de cette hétérogénéité est le niveau de développement financier : plus ce dernier est avancé, plus la transmission est lente ».
Aux Etats-Unis, si l’on part de mars 2022, mois durant lequel les taux ont décollé, et que l’on compte 29 mois, cela signifie qu’il faudra attendre l’été 2024 pour que le cycle de hausse des taux parvienne à déployer pleinement ses effets sur l’économie. Paraphrasant Conan Doyle, on pourrait conclure que tout est finalement question de patience. Or, il s’agit d’une qualité qui fait cruellement défaut aux marchés en dépit des nombreux retournements qu’ils ont subis.
Depuis le 1er semestre 2022, l’inflation a connu divers revirements. Dans l’immobilier résidentiel, les ventes de maisons individuelles ont culminé au 1er semestre 2020 et elles se situent actuellement à un niveau proche de leur moyenne de ces 60 dernières années (670 000 unités). Le nombre des nouveaux emplois offerts a culminé à plus de 12 millions en mars 2022 puis il est revenu à 10,8 millions à fin janvier 2023, sachant que sa moyenne sur 20 ans se situe à 5,2 millions.
Le nombre de chômeurs (hors emplois agricoles) était de 5,936 millions à fin février ce qui correspond à un taux de chômage de 3,6%, légèrement supérieur aux 3,4% qui représentent le taux le plus bas depuis 54 ans. Si, sur le front de l’emploi, l’offre dépasse encore largement la demande, ce rapport peut (et va probablement) revenir rapidement à la moyenne. Autrement dit, il convient de ne pas sous-estimer la détermination de la Fed à tempérer la demande, tout comme il convient de ne pas sous-évaluer la capacité des marchés obligataires à anticiper le prochain cycle de politique monétaire.
Voyons ce qu’ils ont déjà intégré dans leurs prix pour les deux ans à venir. Aux Etats-Unis, le taux directeur final qui devrait être atteint dans le courant du 2e trimestre 2023 devrait se situer entre 5,00 % et 5,50 %. Les fonds fédéraux à horizon mars 2024 se négocient à 4,75%, ce qui correspond à 2 ou 3 baisses de taux. Pour mars 2025, ils s’établissent à 3,48%, ce qui implique 5 nouvelles baisses de taux de 25 points de base chacune. Rappelons que début 2022, nous n’aurions jamais imaginé que la banque centrale puisse procéder à coup de hausses de 50 pb, et encore moins de 75 pb. Pourtant, c’est bien ce qui s’est produit ces 12 derniers mois ! Par conséquent, le prochain cycle de politique monétaire pourrait s’avérer tout aussi erratique que le précédent.
Compte tenu de tous les risques en présence (de la géopolitique en passant par les crises multiples au niveau mondial et jusqu’à l’endettement structurel), l’océan de dettes combiné à des taux directeurs trop élevés peut avoir des répercussions imprévisibles et diverses.
Pour mémoire, en valeur nominale, la dette mondiale a reculé de 4 000 milliards de dollars en 2022, ce qui l’a ramenée à peine au-dessous de 300 000 milliards de dollars, seuil franchi en 2021 selon un rapport de l'Institut de la finance internationale. Ce recul est entièrement imputable aux pays les plus riches qui ont vu leur dette totale diminuer d’environ 6 000 milliards de dollars pour revenir à 200 000 milliards de dollars. En revanche, la dette des pays en développement a établi un nouveau record à 98 000 milliards de dollars (la Russie, Singapour, l'Inde, le Mexique et le Viêt Nam sont les pays émergents qui ont connu les plus fortes augmentations).
Le ratio dette mondiale/PIB a baissé de plus de 12 points de pourcentage pour s’établir à 338% du PIB. Il a donc connu sa 2e année de baisse consécutive. Cependant, cette amélioration est à nouveau imputable pour l’essentiel aux économies développées, leur ratio ayant baissé de 20 points de pourcentage à 390 %. Le ratio dette/PIB des marchés émergents lui, a progressé de 2 points de pourcentage et se situe à 250% du PIB. Tous ces chiffres concernant l’endettement aboutissent à cette conclusion que la productivité par unité de dollar, d’euro ou de toute autre monnaie est en recul. Le potentiel de croissance se trouve donc de plus en plus contraint par une dette dont le poids commence à croître cette année (en effet, le poids des intérêts de la dette a atteint son niveau le plus bas depuis plusieurs dizaines d’années entre 2020 et 2021 pour l’ensemble des agents économiques).
Ainsi, le décalage dans la transmission des politiques monétaires est non seulement long, mais il est également variable dans la mesure où il est difficile d’anticiper les accidents qui se produiront tout au long du processus de resserrement des taux directeurs. La semaine dernière, un certain nombre de banques américaines ont failli et l’une des causes de ces déboires a été la forte hausse des taux. Cependant, les principaux facteurs explicatifs de ces revers sont la concentration, les lacunes dans la gestion actif-passif, ainsi que la facilité des déposants à déplacer leurs avoirs en un clic de souris.
Tel qu’il est aujourd’hui, le système financier a visiblement atteint les limites de ses capacités et les banques centrales en sont conscientes, car en plus de leur mandat traditionnel de contrôle de l’inflation et de maximisation de l’emploi, elles ont également pour mission de maintenir la stabilité financière. Les mesures prises conjointement par la Fed, le Trésor et l’Agence de garantie des dépôts (FDIC) le week-end dernier pour prêter des fonds aux banques qui en auraient besoin pour honorer les demandes de retraits de leurs clients étaient judicieuses. Elles ne visaient en effet pas à renflouer des établissements qui, ayant failli, verront leurs titres perdre toute valeur. Quoiqu’il en soit, le décalage de l’impact des décisions monétaires sera long et variable. Une bonne gestion des risques et la diversification restent les instruments de choix pour protéger les entreprises et les investisseurs.
- « The big lag in effet of monetary policy», research paper, Milton Friedman, 1961
- «Transmission lags of monetary policy: a meta-analysis », Tomas Havranek et Marek Rusnak, méta-analyse basée sur 67 études et publiée en décembre 2013 dans le «Journal of Central Banking».