James K. Galbraith est professeur à l’école Lyndon B. Johnson d’Affaires publiques à l’université du Texas à Austin. Il a été directeur exécutif du Comité économique mixte du Congrès (1981-1983) sous la présidence Reagan.
Le plafond de la dette américaine : quand les démocrates renoncent à leurs valeurs
Des adversaires implacables effrayés par la bataille finissent par trouver un terrain d'entente et marchent ensemble vers le coucher du soleil ; tel est un mythe politique américain odieux concernant les relations entre démocrates et républicains. Mais c'est essentiellement du baratin. Ulysses S. Grant ne s'est pas réconcilié avec Robert E. Lee après la bataille d'Appomattox qui a mis fin à la guerre de Sécession, Franklin Roosevelt ne s'est pas réconcilié avec Herbert Hoover durant la Grande récession, et les relations entre Kennedy et Nixon sont restées tendues après l'élection de 1960. On évoque parfois des relations cordiales entre Ronald Reagan et Tip O'Neill, mais dans la réalité ce dernier a combattu de tout son être Reagan, tant sur le plan des principes que de la politique.
Dans l'esprit de ce mythe, Biden a récemment encensé le président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, après avoir fait une reddition politique complète sur la lutte contre la fraude fiscale, les programmes sociaux, le prêt étudiant, l'environnement, et bien d'autres sujets. Pire encore, il a renoncé au principe selon lequel le plafond de la dette ne doit pas empêcher de prendre des mesures progressistes. On nous dit pourtant que tout va bien parce que Biden et McCarthy ont trouvé un compromis. Et à en croire Biden, ils s'apprécient l'un l'autre.
Or la Maison Blanche et le Trésor disposaient d'au moins trois outils parfaitement légaux pour résoudre la supposée crise sans impliquer McCarthy et son bloc républicain de plus en plus frondeur : frapper une pièce de platine et la déposer à la Réserve fédérale, recourir à des obligations consolidées (qui n'arrivent jamais à échéance), ou encore émettre des obligations à prime. Mais le gouvernement a préféré brandir le drapeau blanc et négocier sa reddition. Pire encore, de même que tous les observateurs, les démocrates savaient que les républicains étaient profondément divisés - ce dont Biden a apporté la démonstration au début des discussions en leur demandant à juste titre de préciser leurs propositions.
Or il y a un fait majeur que personne ne veut reconnaître : la bombe atomique des républicains a toujours été un leurre. Le Trésor n'est pas habilité à cesser les payements ou à donner la priorité à certains d'entre eux. Chaque fois qu'on leur pose la question, la secrétaire au Trésor Janet L. Yellen, de même que ses prédécesseurs, insiste depuis longtemps sur ce point. Le plafond de la dette interdit simplement au Trésor d'émettre de nouvelles obligations. Dans le pire des cas, son Compte général ne lui permet pas de couvrir les chèques.
A ce moment-là, la Fed aurait probablement pu émettre une ligne de crédit (un découvert) pour s'assurer que les paiements soient honorés, même si cela déplaisait à ses dirigeants. Il est presque certain que des découverts se sont produits dans les limites d'une seule journée, mais ils n'ont pas attiré l'attention parce que le Compte général du Trésor intervient de nuit. Les découverts du jour au lendemain, non garantis et sans intérêt, ne sont pas couverts par le plafond de la dette et constituent sans doute une possibilité légale. Les propres archives de la Fed montrent qu'il revient à son Conseil des gouverneurs de trancher la question.
La question pourrait finalement être examinée par un tribunal, mais quelles en seraient les conséquences ? Si la Fed en décidait ainsi ou si un tribunal l'ordonnait, certains chèques du Trésor seraient sans provision, devenant ainsi des créances non garanties sur le Trésor. Et si les banques refusaient de les honorer, combien de temps faudrait-il avant que la Fed (dirigée par un républicain) ne lance un appel désespéré au Congrès pour résoudre la "crise" ? Je pense que cela se produirait bien avant l'ouverture des marchés le lendemain.
Si le dépassement du plafond de la dette avait vraiment risqué de provoquer une "catastrophe", les Républicains qui ont décidé d'en faire un problème auraient été critiqués et ils auraient presque certainement renoncé. Et si contre toute logique, ils avaient choisi le suicide politique, cela aurait été tant mieux pour les démocrates. Dans les deux cas, la Maison-Blanche avait les coudées franches, mais elle a tout de même capitulé. Il semble que les conseillers de Joe Biden ne se soient pas particulièrement souciés des concessions faites dans le cadre de l'accord, et qu'au moins certaines personnes avaient de bonnes raisons économiques d'éviter les conséquences d'un "défaut de paiement".
Examinons ce scénario. Supposons que McCarthy ait tenu bon, que Biden ne se soit pas soumis, que la Fed ait émis des découverts et que l'impasse politique se soit éternisé. Même dans ce cas, la vie aurait continué normalement, si ce n'est que les obligations du Trésor arrivant à échéance auraient été remboursées en espèces, car elles n'auraient plus été reconductibles. Les détenteurs d'obligations n'auraient pas apprécié cela et ils auraient sans doute utilisé leurs liquidités pour acheter d'autres actifs. Comme l'a dit Hillary Clinton dans le New York Times, le dollar se serait effondré, essentiellement au détriment de la petite élite qui joue sur le dollar sur les marchés internationaux.
Pour le reste du pays, la situation aurait rappelé le moment où Roosevelt a suspendu l'étalon-or pour lancer le New Deal en 1933. L'industrie et la production américaine seraient devenu plus concurrentielles et il y aurait eu des créations d'emplois dans l'industrie et la production manufacturière. L'Amérique aurait eu une chance de réparer les dommages considérables infligés par l'impérialisme de la Grande Finance au cours des 40 dernières années. Les désavantages liés à un dollar moins forts sont à comparer aux avantages. Par ailleurs, le monde glissant vers la multipolarité, le dollar s'affaiblira de toute façon.
Le scénario "catastrophe" est absurde depuis le début. Il s'agit en fait de la nature même du parti démocrate. Continuera-t-il à faire le jeu de la Grande Finance, comme il le fait depuis le début des années 1990 ? Ou bien sera-t-il contraint de défendre les intérêts de ses électeurs et du peuple américain ?
Si Biden est réélu, les démocrates du Congrès seront confrontés à un choix analogue en 2025. Feront-ils encore davantage de concessions en se cachant derrière la rhétorique de la "coopération bipartisane", ou refuseront-ils finalement cette extorsion de fonds ?
Et si Biden est battu, les républicains feront ce qu'ils veulent – qu'il s'agisse des programmes fédéraux, de la réglementation, de la fiscalité ou du plafond de la dette. Le dernier épisode qui vient d'avoir lieu augmente cette probabilité. Effectivement, qui a besoin d'un parti démocrate qui renonce à ses valeurs et à la défense de ses électeurs ?
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