En 1940, avant d’aller se réfugier en zone libre, puis de partir en tournée en Amérique du Sud pendant quatre ans, Louis Jouvet donne ses cours au Conservatoire National d’Art Dramatique à Paris. Voilà ce qu’il dit sur le sentiment à ses élèves.
« L’erreur que vous commettez tous, c’est que vous croyez qu’on a besoin de votre sentiment pour jouer le personnage. Quand un musicien joue bien ses notes, que son instrument est bien sonore, bien accordé, que les notes sont justes, il donne à l’auditeur une impression. Il faut que le sentiment vienne des notes que tu t’entends jouer, mais si tu mets tout de suite du sentiment en jouant, tu fais ce que fait le Tzigane, qui en rajoute, mais il ne joue pas le morceau »
Louis Jouvet doit aussi inspirer les orateurs et leurs professeurs. Je me souviens d’avoir dit (en riant) à une élève qui donnait un conte d’Alphonse Daudet : « Qui êtes-vous, Madame, pour oser mettre le ton sur Alphonse Daudet ? ». Ce « mettre le ton » vient de l’école communale française et fait toujours jouer faux. J’aurais pu aussi bien dire « ajouter votre sentiment ». Cette dame n’avait pas confiance dans le texte de Daudet. Elle ne croyait pas qu’en le faisant tout simplement sonner tel qu’il était écrit, il aurait fait naître en elle un sentiment qui aurait « [donné] à l’auditeur une impression ». Comme le Tzigane de Jouvet, elle « en [rajoutait], mais [elle] ne jouait pas le morceau ».
François Hollande a fait comme elle pour nous adresser ses vœux de Président au soir du 31 décembre. Il n’a pas eu confiance dans son propre texte. Pourquoi alors l’avoir écrit ? Face à la caméra, il aurait dû simplement se poser en la regardant pour nous sentir derrière son œil, laisser sa tête monter vers le ciel, et attendre. Quand il nous aurait sentis prêts et quand il se serait senti prêt, il aurait commencé. Son seul travail aurait alors été de faire sonner chaque mot d’une voix pleine, et de coller au rythme du texte. Alors, simplement acteur, il aurait senti monter en lui le sentiment du Président qui avait écrit ce texte. Nous aurions pleuré nos morts de 2015 et, de droite ou de gauche, nous nous serions tous sentis solidaires pour construire 2016. Mais y croyait-il lui-même ?
Le Président ne fit rien de tout cela. Il préféra lancer sa petite personne dans la bataille. Lui aussi « en [rajouta], mais ne [joua] pas le morceau ». Coups de mentons, prise à deux mains du pupitre pour projeter son buste en avant, écarquillements des yeux pour persuader, secousses symétriques des deux bras qui lâchaient parfois le pupitre, ton lourdement appuyé sur quelques passages pour en souligner l’importance, et pénibles effets répétés de redoublement du sujet : « La France, elle fait ceci… La France, elle fait cela… ».
Comme s’il avait déjà manqué de confiance dans son texte en l’écrivant, il a voulu trop en dire. Si bien qu’il lui devenait impossible, par des ruptures tonales qui eussent été trop nombreuses et que son souffle court de toute façon n’eut pas su produire, de distinguer chaque phase du discours de la précédente et de la suivante. A quelques nuances près, elles furent toutes dites d’une voix blanche et sur le même ton du début à la fin. Il ne sut pas nous emmener d’une base vers un sommet et l’on s’ennuya ferme.
Si l’orateur n’est pas traversé par un grand souffle, des mots tels que « devoir sacré » seront toujours lettres mortes, des phrases telles que « 2015 [fut] une année de souffrance et de résistance, 2016 [sera] une année de vaillance et d’espérance » resteront toujours des formules vides, et des « Vive la France » répétés sans sentiment chaque 31 décembre finiront par tuer la France.
En Art Oratoire comme en Art Dramatique, le sentiment du texte naît de l’expérience physique de sa diction. Il ne doit pas la précéder. Il est son effet et non sa cause.