Virgin et le Big Data, ou la fin d’un modèle culturel

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 14 janvier 2013 à 6h07

De façon assez étonnante, le dépôt de bilan annoncé pour la chaîne de biens culturels Virgin Megastore marque en profondeur l’opinion publique. Pour les Parisiens, il est vrai que l’imposante présence du magasin des Champs-Elysées, installé dans un immeuble récemment vendu par Groupama à des Qataris, symbolisait le rayonnement quasi infini (puisque le magasin ouvrait tard dans la soirée) du livre dans la ville. Chacun sent bien aujourd’hui qu’au-delà de cette faillite retentissante, c’est l’économie de la connaissance et du savoir qui traverse une grande mutation, marquée par l’émergence du Big Data et la fin d’un modèle culturel fondé sur le papier et la lecture individuelle.

Virgin, comme la Fnac, ont fait leur fortune et leur renommée grâce à l’hypercommercialisation des produits de la culture : livres, disques, films, etc. Dans la grande histoire de la mutation capitaliste que nous vivons depuis une cinquantaine d’années, sous l’effet de l’ordinateur et du numérique, ce développement apparaît un peu comme un chant du cygne : après plusieurs décennies où la culture était l’affaire d’un petit commerce spécialisé, l’apparition de chaînes comme la Fnac ou comme Virgin a en réalité trahi la crise cachée d’un modèle. Pour être rentable, le commerce du savoir avait besoin de s’industrialiser. À force de diversification des produits et de développement des loisirs, la culture avait besoin de vendre en grand pour exister.

Cette industrialisation a marqué la fin d’une époque. Le modèle culturel individualiste, fondé sur une lecture solitaire, sur une consommation « maison » avec une bibliothèque pour tapisser les murs du salon et stocker la mémoire du savoir acquis, est peu à peu balayé par une autre modèle d’accès au savoir, à la fois immatériel et collectif, baptisé Big Data.

Quelques chiffres ? Selon le syndicat national de l’édition (SNE), le chiffre d’affaires net des éditeurs a baissé de 2010 à 2011 de 1,2 %, s’approchant dangereusement de la barre des 2,8 milliards d’euros. Dans le même temps, le nombre de nouveaux titres augmentait de 4,7 %, et le tirage total baissait de près de 2 %. En 2011, les éditeurs français ont publié près de 42.000 nouveaux titres, ont assuré près de 40.000 réimpressions, et ont écoulé 620 millions d’exemplaires. Le tirage moyen des nouveautés tourne donc autour de 1.500 exemplaires.

Ces quelques statistiques disent tout sur la recherche permanente de diversité dans le livre, qui oblige les éditeurs à faire des contorsions grandissantes en publiant toujours plus, mais avec des tirages moyens toujours plus confidentiels. Cette atomisation progressive du marché de la lecture condamne structurellement l’édition papier traditionnelle : aucun éditeur ne peut supporter des coûts de fabrication sur un marché aussi diversifié, avec la concurrence du livre numérique en toile de fond, dont les avantages comparatifs sont évidents. Non seulement le livre numérique est d’un prix de revient très inférieur au livre sur papier, mais il est immédiatement disponible, facile à archiver, et utilisable de façon beaucoup plus interactive et collective que son concurrent historique.

Faut-il s’en émouvoir ? Si l’on admet l’hypothèse que le livre est un mode majeur d’accès au savoir, au sens large, qui inclut également la beauté littéraire, alors, malgré son charme, on ne peut que constater son infériorité, et même sa pauvreté, par rapport aux moyens numériques qu’offre Internet aujourd’hui.

Quelques chiffres, là encore ? Selon des estimations américaines, Google assure chaque heure le transfert de 1 petabyte de données, c’est-à-dire l’équivalent d’environ 60 fois l’ensemble du savoir contenu dans la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis. Chaque mois, il faudrait près de 50.000 fois cette bibliothèque pour assurer sur papier l’équivalent du savoir véhiculé par Google.

Ces chiffres donnent le tournis et se suffisent à eux-mêmes pour illustrer la raison simple pour laquelle l’industrie du livre est agonisante, et en phase terminale. Cela ne signifie pas que, dans dix ans, les livres auront disparu, ne seront plus édités ou ne seront plus vendus. En revanche il est d’ores et déjà certain que le livre comme véhicule de savoir appartient à l’histoire. Face à la concurrence des énormes entrepôts de données numériques, il ne peut durablement survivre.

Quelles bonnes raisons aurons-nous d’acheter des livres demain ? Cette question est aussi naïve et incongrue que de demander à Gutenberg pour quelle raison continuer à lire des manuscrits incunables. Toutefois, selon un sondage commandé par la SNE en mars 2012, 76 % des consommateurs déclarent aimer acheter un livre papier pour l’offrir, 75 % aiment le papier pour le plaisir de la lecture, et 70 % se déclarent sensibles à la diversité de l’offre.

Ce dernier critère devrait s’estomper peu à peu, à mesure que l’offre de livres numériques s’étoffera, au moins pour ce qui concerne la langue française. D’ici là, le livre devrait peu à peu s’imposer comme un objet de valeur, acquis pour le plaisir d’offrir. Une sorte de luxe au fond.

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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