Interdiction de vente de l’e-cigarette : où comment faire prendre des vessies pour des lanternes

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Par Erwan Le Morhedec Publié le 13 décembre 2013 à 5h06

L’émotion soulevée par une décision isolée d’un Tribunal de commerce, de Toulouse en l’occurrence, réchauffe le cœur du praticien : la concurrence déloyale et la règlementation des produits peuvent faire l’actualité. Cette émotion est à la mesure du soulagement ressenti par les fumeurs entrevoyant une porte de sortie à leur coupable faiblesse. Elle est peut-être également à la mesure de l’exaspération devant le rôle de l’Etat et la crainte de la taxation. Mais ce sont là considérations politiques qui trouvent mieux leur place sur d’autres sites. Il faut ici tenter d’expliciter le contexte juridique, la décision, et d’esquisser une appréciation de son bien-fondé comme de sa portée.

La solution dégagée par le jugement du Tribunal de commerce de Toulouse du 9 décembre 2013 est simple : la e-cigarette relève de la définition des « produits du tabac« . Elle est par conséquent soumise à la législation applicable pour ces produits et, en particulier, au monopole de distribution de ces produits par l’Etat – monopole presqu’aussi ancien que l’apparition du tabac puisque c’est par une déclaration du 27 septembre 1674 que l’Etat se réserva le privilège de la fabrication et de la vente du tabac (le monopole ne connut qu’une brève levée, entre 1791 et 1811). Le fait de distribuer des e-cigarettes en dehors des débits de tabac est donc interdit et constitue une concurrence déloyale pour les buralistes.

La concurrence en violation d’une règlementation est déloyale

Le cœur de la décision repose sur la qualification de la e-cigarette. Osons néanmoins deux mots sur la concurrence déloyale. La concurrence déloyale est une appellation globale susceptible de recouvrir toute la variété des fautes dans l’exercice de la concurrence : on y retrouve le dénigrement, le débauchage illicite de salariés, le démarchage illicite de clients, le parasitisme etc. Elle n’est pas explicitement visée dans les codes, et relève du cas général de responsabilité délictuelle (ie non-contractuelle) posé à l’article 1382 du Code civil. Le rapport de concurrence est entendu dans un sens large et l’on a même pu lire des décisions dans lesquelles le rapport de concurrence était inexistant. En l’espèce, il semble que l’apparition de la e-cigarette ait contribué à la chute des ventes de cigarettes, ce qui suffit à caractériser un rapport de concurrence évident.

La concurrence déloyale peut résulter aussi, sans « agression » directe du concurrent (comme dans les cas précités), dans l’exercice d’une activité en violation de la législation en vigueur. Plusieurs affaires ont ainsi donné lieu à des condamnations. Ce fut le cas pour la vente de livres (Cass. com, 1er avril 1997) notamment en station-service (Versailles, Dargaud c. Esso, 28 janvier 1999) ou, pour faire la jonction avec un sujet à la fois ancien et d’actualité, l’ouverture dominicale des magasins (Cass. soc., 14 juin 1989).

Le Tribunal fait concurrence aux magiciens : il change la vapeur en fumée (entre autres)

Mais la vraie question posée par cette décision est la suivante : comment le Tribunal de commerce de Toulouse parvient-il donc à faire entrer dans la catégorie des produits du tabac un produit qui n’en contient pas ? Le Tribunal s’appuie pour ce faire sur des définitions larges des produits concernés, figurant dans les textes applicables.

Ainsi en est-il en premier lieu de l’article L.3511-1 du Code de la Santé Publique qui donne cette définition des produits du tabac :

Sont considérés comme produits du tabac les produits destinés à être fumés, prisés, mâchés ou sucés, dès lors qu’ils sont, même partiellement, constitués de tabac, ainsi que les produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac, à la seule exclusion des produits qui sont destinés à un usage médicamenteux, au sens du troisième alinéa (2°) de l’article 564 decies du code général des impôts.


Des produits qui ne contiennent pas de tabac peuvent donc être considérés comme des produits du tabac. L’assimilation a toutefois ses limites, et c’est la faiblesse originelle de cette décision dont la motivation connaît de vraies lacunes. Parce qu’il est difficile de faire entrer la e-cigarette dans la catégorie des « produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac« , le Tribunal juge que cette catégorie recouvre « tous les produits dégageant un fluide gazeux chaud que l’on peut inhaler « … sans toutefois expliquer d’où il tire cet attendu qui a l’avantage de faire passer de la vapeur pour de la fumée. Peut-être conscient de cet écueil, le Tribunal en appelle à l’Académie française, qui « précise que fumer, c’est « faire brûler du tabac, ou une substance comparable en portant à ses lèvres une cigarette, une pipe, etc., et en aspirant la fumée qui s’en dégage« .

Or, ce faisant, le Tribunal donne les arguments de sa contestation :

- on peut douter que la substance utilisée dans les e-cigarettes soit comparable à du tabac, dont elle ne partage guère – pour être prudent, voire aucune, au risque d’être téméraire – de propriétés,
- rien n’est brûlé, puisqu’il n’y a pas de combustion dans une e-cigarette, mais une vaporisation,
- aucune fumée ne se dégage puisqu’il s’agit de vapeur (mais nous avons déjà constaté que le Tribunal avait tenté de neutraliser cette objection) et, par conséquent, aucune fumée n’est aspirée.

A toutes fins utiles, la définition du CNTRL est encore plus limpide : fumer c’est « faire brûler en aspirant la fumée par la bouche« . En l’espèce, nous avons bien une bouche et une aspiration, mais ni fumée ni combustion.

Dans ces conditions, il peut tout à fait être soutenu que la e-cigarette n’est pas un « produit du tabac« . Elle n’est pas composée partiellement de tabac et elle n’est pas destinée à être fumée.

Le Tribunal tente toutefois un ultime contournement, et s’engage dans un raisonnement juridique innovant. Il poursuit en effet ainsi :

« Attendu que le tribunal jugera naturellement que le législateur a voulu désigner dans cet article, outre le tabac et les cigarettes en contenant, tous les autres produits de substitution, existants ou à venir; que la cigarette électronique est donc naturellement concernée par cet article »

Le jugement sur la vente de la cigarette électronique cassé en appel ?

L’auteur de ces lignes n’a pas d’objection de principe à ce que la Nature puisse parfois inspirer le droit. Pour autant, la répétition de ce « naturellement » cache mal le saut opéré dans le raisonnement. L’incursion de ce « naturellement« souligne en effet que le Tribunal n’étaie aucunement son affirmation. Et affirmer que la cigarette électronique est « naturellement concernée » relève de la pétition de principe et non de la démonstration.

Une recherche rapide ne fait pas apparaître de décisions donnant une définition positive des « produits du tabac« . La doctrine en donne toutefois une description qui nous éloigne plus encore des e-cigarettes, et tend à contredire les déductions « naturelles » du Tribunal :

« Les produits autres que le tabac susceptible d’être fumés sont soit des substances hallucinogènes, dont la publicité relève d’une interdiction générale, soit certaines plantes moins dangereuses pour la santé (telles que l’eucalyptus) dont la publicité se trouve interdite par l’effet des dispositions de l’article L. 3511-1 Code de la Santé Publique susvisé. » (J-Cl. Contrats Distribution, fasc. 4180, Publicité des Alcools et des Tabacs, Jean-Jacques Biolay)

Une objection pourrait toutefois être soulevée dans la mesure où les dispositions du Code de la Santé Publique relatives à la publicité pour le tabac s’appliquent également aux produits rappelant le tabac (article L.3511-4 du Code de la Santé Publique). Toutefois, cet article ne concerne pas l’exercice de l’activité elle-même, mais sa publicité. De plus, il a été adopté afin d’éviter la publicité du tabac par des voies détournées, ce qui ne semble pas pouvoir être imputé aux e-cigarettes.

Les fondements de la décision du Tribunal paraissent donc quelque peu… fumeux, ce qui l’affecte nécessairement dans son intégralité.

Le Tribunal poursuit en effet ainsi sa décision : « attendu en conséquence que le tribunal jugera que l’intégralité des textes relatifs à la lutte contre le tabagisme sont (sic) applicables (idem) au cas de l’espèce« . Mais cette déduction est faite sur la base de prémisses erronées. C’est donc sur la base du même raisonnement que le Tribunal juge que l’article 564 decies du Code Général des Impôts est applicable aux e-cigarettes, qui seraient dès lors soumises à un monopole de distribution par l’Etat. Le Tribunal n’est pas plus convaincant à cet égard et c’est pourtant par ce biais qu’il prend une décision spécialement lourde : ordonner à une entreprise de cesser son activité commerciale.

Cette première décision concernant la distribution des e-cigarettes est donc très critiquable puisqu’elle méconnaît la nature même de l’objet auquel elle s’applique. Nul ne peut exclure avec certitude que la Cour d’appel adopte une solution comparable. Toutefois, si elle le fait, elle ne pourra qu’adopter une toute autre motivation.

Quant au Tribunal, s’il ne fait aucune concurrence déloyale aux magiciens, c’est uniquement parce que leur activité n’est pas règlementée.

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Erwan Le Morhedec est avocat au barreau de Paris et fondateur du cabinet LM-a

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