La vente à découvert n’a pas bonne presse en Europe. Cette pratique aussi appelée ‘short selling’ consiste à vendre un titre sans le détenir, avec pour ambition de l’acheter moins cher plus tard pour honorer la vente initiale et encaisser la différence. De là à voir les « méchants » short-sellers comme des ennemis jurés des « gentils » entrepreneurs, il n’y a qu’un pas... à ne pas franchir trop vite.
Cette impression de dangerosité du short selling est un biais cognitif marqué en Europe. On peut en retrouver trace dans la consultation conduite à l’automne 2021 par l’European Securities and Markets Authority (Esma), autorité européenne des marchés financiers. Le règlement européen SSR de 2012 encadre déjà la vente à découvert, contraignant notamment le short-seller à emprunter les titres pour pouvoir les vendre à découvert. En soi, cette réglementation de la vente à découvert est tout à fait légitime, mais l’Esma souhaite encore la renforcer. Ainsi, il faudra maintenant déclarer des positions vendeuses dépassant 0,1% du capital d’une entreprise (le seuil actuel est de 0,2%). Par contraste, en France une position à l’achat ne doit être déclarée au régulateur qu’à partir de 5%.
La pratique de la vente à découvert doit certes être encadrée, mais il est étonnant que les vendeurs à découvert soient systématiquement perçus comme étant le problème. D’abord, si la vente à découvert d’une action comporte effectivement un risque élevé, c’est avant tout pour le vendeur lui-même et non pour l’entreprise visée. Un short-seller prend même un risque supérieur à celui subi par l’acheteur d’actions. Ce dernier ne peut perdre au maximum que 100% du montant investi, le cours d’une action ne pouvant être négatif. Pour le short-seller, c’est la hausse de l’action qui constitue un risque, théoriquement illimité. On peut songer au distributeur de jeux vidéo GameStop, portée aux nues par des particuliers américains avides de « faire plier Wall Street » : le titre, qui valait moins de 20 dollars fin décembre 2020 a connu un pic à 483 dollars le mois suivant. Les investisseurs qui étaient « shorts » du titre avant cette formidable hausse ont dû assumer financièrement le fait d’être totalement à l’encontre du marché. Il y a donc une forme d’autorégulation du short selling.
Mais surtout, certains scandales financiers récents démontrent que le danger ne vient pas toujours d’où l’on croit. En 2016, le BaFin, le régulateur financier allemand, ouvre une enquête sur Zatarra et d'autres personnes pour manipulation présumée du marché, suite à la publication de ces derniers d’un dossier d'allégations liées au blanchiment d'argent de Wirecard. Puis, un peu plus d’un an avant l’effondrement, en juin 2020, de la fintech allemande, le BaFin avait porté plainte contre des short-seller ainsi que deux journalistes du Financial Times ayant révélé des soupçons de manipulation comptable, bannissant dans la foulée le short selling sur le titre. Ce parti pris pour l’entreprise « attaquée » s’est révélé infondé car c’est bien une fraude avérée depuis qui est à l’origine de la chute finale de Wirecard. Souvent, c’est l’existence de bizarreries dans la comptabilité ou la gouvernance qui motive les vendeurs à découvert, révélant une décorrélation entre une valorisation boursière généreuse et une réalité industrielle plus douteuse.
Un autre exemple est celui de l’entreprise Nikola qui avait diffusé une vidéo de son camion à hydrogène se déplaçant pour faire croire que sa technologie était aboutie. En vérité, le camion n’était pas fonctionnel et avait simplement été positionné au point mort sur une route en pente ! Dans ce cas, c’est l’enquête menée après les accusations lancées par un vendeur à découvert, Hindenburg, qui a abouti en juillet 2021 à une plainte de la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine contre le fondateur de Nikola.
Cela illustre le fait que, depuis une vingtaine d’année et le scandale comptable d’Enron, les autorités américaines ont intégré le rôle de lanceur d’alerte que peuvent avoir les short-sellers. L’Europe pourrait s’en inspirer et se servir de ces acteurs du monde financier comme d’un levier pour être plus efficace, à l’heure où la sophistication des marchés financiers rend leur régulation de plus en plus complexe... et coûteuse.