Comment Uber tuera la sécurité sociale

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 29 septembre 2015 à 10h00
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@shutter - © Economie Matin
16,75%En France les cotisations représentent 16,75% du PIB.

Depuis près d’une quarantaine d’années, le modèle français de sécurité sociale vit une situation financière difficile. Malgré une augmentation constante des taux de cotisation et une dégradation régulière des prestations servies, l’équilibre des comptes est de plus en plus difficile à trouver. Alors que la sécurité sociale allemande affichait, en 2011, un excédent de 14 milliards d’euros, la France se révélait incapable de diminuer son déficit sous la barre des 10 milliards d’euros. Officiellement, le retour à l’équilibre des comptes ne devrait pas intervenir avant 2020.

Cette posture précaire illustre bien l’illusion française actuelle. A long terme, les choix de déresponsabilisation qui gouvernent la sécurité sociale ne sont pas soutenables et tôt ou tard, il faudra bien changer de modèle. Même si l’intelligence qui recommande d’anticiper cette situation n’est pas audible dans le débat public, la réalité s’imposera inexorablement aux Français. Beaucoup imaginent cette échéance dans de nombreuses années, mais l’irruption (la disruption diraient les spécialistes de l’innovation) de technologies numériques comme Uber pourrait bien accélérer le phénomène. La crise des taxis en a constitué un exemple intéressant.

Il est toujours difficile de savoir si ces phénomènes que nous observons parfois de façon médusée appartiennent à une actualité ponctuelle ou à une tendance historique longue dont le visage ne se dévoile complètement que plusieurs décennies après l’événement (comme ce fut le cas pour la révolution industrielle et son impact politique en France). Nous ferons ici le pari que c’est cette deuxième hypothèse qui est la bonne, en repartant de la question du contrat de travail et du salariat.

Les combinazioni de la sécurité sociale et le salariat: un enjeu essentiel

Alors que l’Allemagne a fait le choix de financer une partie de sa sécurité sociale par la taxe sur la valeur ajoutée, la France a longtemps, pour sa part, fait le choix de financer les prestations par les seules cotisations sur le salaire. Cette stratégie politique mortifère mais cohérente (nous allons venir) explique que les taux de cotisation sociale français soient les plus élevés du monde industrialisé. Ils expliquent aussi que la part des cotisations sur le salaire dans le financement de la protection sociale soit la plus élevée du monde industrialisée. Alors que, dans l’OCDE, les cotisations sur les salaires représentent en moyenne 9% du PIB, cette proportion monte à 16,75% en France.

Le chômage de masse et la perte de compétitivité constituent les conséquences immédiates de ces choix politiques défaillants. Une heure de travail en France est en effet taxée à près de 100% de plus que la moyenne de nos concurrents. Avec un tel handicap, rien d’étonnant si nous peinons à produire en France, si la désindustrialisation est allée à marche forcée et si les employeurs cherchent toutes les stratégies de contournement pour ne pas recruter. L’imputation du coût de la sécurité sociale sur le travail est dévastatrice pour l’économie française et pour les salariés eux-mêmes. On ne le dira jamais assez aux salariés, mais ils sont les premières victimes d’une sécurité sociale conçue sur ce modèle obsolète.

Je suggérais plus haut que ce modèle était cohérent et il faut expliquer pourquoi. Le personnel politique français est largement recruté dans un entre-soi étroit, limité à quelques beaux quartiers parisiens. Cette rupture avec la société française a un coût caché: il oblige les gouvernements qui se succèdent, de droite comme de gauche, à composer avec des « corps intermédiaires » pour gouverner. En quelque sorte, faute de bien connaître ses sujets, la Cour a besoin d’intendants et de hobereaux pour tenir le pays.

Dans cette logique de corps intermédiaires indispensable pour « organiser la démocratie », selon une subversion des termes tout à fait hallucinante, les syndicats reconnus comme représentatifs par un décret gaullien de 1966 sont les partenaires incontestables du pouvoir. Ils sont d’ailleurs financés pour assurer cette participation au gouvernement, notamment par l’intermédiaire d’un fonds spécifique créé par la loi de mars 2014 sur la formation professionnelle.

L’un des fromages que les organisations syndicales colonisent pour nourrir leurs notables s’appelle la sécurité sociale. Parce que le régime général est financé par des cotisations sur le travail, sa gouvernance est confiée, au moins facialement, aux organisations syndicales. Bien entendu, chacun sait que ce rôle est factice et que les véritables décisions sont prises par l’Etat, et plus spécialement par la direction de la sécurité sociale. Mais les apparences sont sauves: les conseils d’administration de chaque branche sont présidés par un syndicaliste et composés à majorité par des représentants syndicaux (salariaux ou patronaux).

Ce choix d’une gouvernance paritaire est évidemment funeste, puisque sa contrepartie naturelle est d’interdire toute fiscalisation des recettes de la sécurité sociale. En effet, dès lors que les ressources de la sécurité sociale passent par l’impôt et non par la cotisation, la gouvernance du système par les organisations syndicales perd toute légitimité.

Le pouvoir politique français est donc de longue date confronté à un dilemme majeur: soit il fiscalise les recettes de la sécurité sociale pour assurer la prospérité collective et il déclare la guerre aux organisations syndicales, soit il veut la paix sociale et il maintient le poids des cotisations dans le financement de la sécurité sociale.

Si l’on admet l’hypothèse que la grandeur d’un homme d’Etat tient à sa capacité à placer l’intérêt général au-dessus de son propre destin, le spectacle de la classe politique française explique largement pourquoi, depuis plusieurs décennies, la salutaire fiscalisation de la sécurité sociale n’a pas eu lieu. Sur ce point, on reconnaîtra néanmoins à Manuel Valls le satisfecit d’avoir entamé la tâche avec un pacte de responsabilité complexe et lent, mais plutôt conforme à ce dont l’économie française a besoin pour assurer l’avenir de la Nation.

Cet enchevêtrement de causes partisanes et d’effets nocifs a permis au contrat de travail de préserver sa place dans la sécurité sociale française. Il est aujourd’hui la pierre angulaire de notre système de protection sociale, alors que nos concurrents recourent massivement à l’impôt et au citoyen pour financer les mêmes prestations.

Leviathan a faim de salariés

Structurellement, la sécurité sociale se nourrit de cotisations salariales et a donc besoin d’un développement constant du salariat pour survivre. En phase de ralentissement économique, comme celui que la France traverse depuis 1975, cette relation de dépendance souffre de maux aigus. Pour réduire les déficits, il est indispensable d’augmenter sans cesse l’assiette de cotisations, c’est-à-dire de développer le contrat de travail.

Ce Léviathan rassurant qu’est la sécurité sociale a donc multiplié, avec la crise, les réglementations favorables aux salariés et défavorables aux employeurs. D’année en année, le code du travail a inventé de nouveaux droits pour les premiers et de nouvelles contraintes pour les seconds. D’un côté, les victimes de la lutte des classes qu’il faut toujours mieux servir, de l’autre les horribles bourreaux qu’on n’en finit jamais de punir.

Cette inspiration générale apparaît souvent dictée par de louables sentiments. Tout le monde a en tête les souvenirs des grandes catastrophes ouvrières, les mutilations au travail, les maladies professionnelles contractées du fait de l’insouciance de l’employeur. Dans toutes ces circonstances, il est évident que la protection des salariés est nécessaire et ne se discute pas.

La particularité de la société française reste néanmoins de se focaliser sur ces exemples dont beaucoup sont obsolètes et ne concernent plus les salariés. L’essentiel de la démographie salariale n’est plus occupé dans une usine mais dans un bureau, et le travail a profondément changé de nature et d’exigence. Les procédures sont de moins en moins individuelles et la pression de la concurrence de plus en plus forte. Malgré tout, les souvenirs du monde ouvrier sont restés et ils continuent d’imprégner l’approche spontanée que les Français ont du monde du travail.

Peut-être y a-t-il un intérêt bien compris à cette permanence? Peut-être le renchérissement permanent de la protection des salariés et le durcissement tout aussi permanent de la vie des employeurs correspond-elle à une logique bien plus profonde, consistant à inciter au salariat pour nourrir un projet politique dont la sécurité sociale est la pierre angulaire. Peut-être la désincitation objective à la prise de risque entrepreneurial constitue-t-elle le prix à payer pour transformer la société en un jardin à la française où la sécurité sociale retrouve son équilibre financier grâce au grand règne du salariat.

L’objet de cette réflexion n’est guère d’étudier les intentions profondes de ceux qui compliquent chaque année le métier d’employeur, même s’il ne faudrait guère passer de temps pour passer aux aveux: ceux-là ignorent tout de la vie d’un employeur et ne se préoccupent que de la forme qui leur paraît normale de travail, à savoir le salariat. Dans tous les cas, le résultat est clair: depuis 1970, la France compte 7 millions de salariés de plus (de 17 à 24 millions), et 2 millions d’indépendants en moins (de 4,5 à 2,5 millions).

Il ne faut jamais oublier cette donnée essentielle: l’impact de la sécurité sociale touche directement aux couches profondes des mentalités. Il favorise objectivement le salariat et pénalise les employeurs. Cette logique est si opératoire que le nombre de Français qui se risquent à « créer une affaire » diminue comme neige au soleil.

Le salariat, cette forme obsolète de travail

Cette tendance illustre le retard dans l’innovation que la France prend à l’occasion de la révolution numérique. Ce retard s’exprime dans le soubassement idéologique même qui est à l’oeuvre, puisqu’il favorise une forme de travail totalement périmée.

Faut-il ici rappeler que le salariat est une invention de la révolution française? Assez rapidement après la suppression des corporations qui donnaient un statut aux producteurs, les révolutionnaires ont préféré le contrat de travail au contrat de louage pour encadrer les relations entre le donneur d’ordres et le fournisseur de main-d’oeuvre. Pour les révolutionnaires, la meilleure façon de stabiliser la production (et d’éviter l’absentéisme sur les chantiers ou dans les usines) a consisté à prévoir une relation à durée indéterminée entre chacune des parties, ce que le contrat de louage ne permettait pas.

Historiquement, l’attachement éternel à la terre a donc été remplacé par le contrat de travail à durée indéterminée, qui constitue une forme évoluée d’aliénation. Le salarié offre sa vie à son patron et celui-ci s’engage à lui fournir un revenu d’existence déconnecté de sa production en échange de ce sacerdoce. On a oublié aujourd’hui l’aberration que constitue cette invention, qui prolonge, modernise, la relation féodale: le salarié appartient à vie à son employeur qui lui doit le couvert et la subsistance.

Par le contrat de travail, le salarié accepte donc une distinction d’ancien régime: il y a le « privé », qui n’est pas régi par le contrat, et le « public » qui est régi par le contrat. Selon ce modèle, le salarié s’interdit toute rémunération à titre privé, et publicise toute forme de travail rémunéré. Cette distinction est au coeur de notre modèle de sécurité sociale: toute forme de rémunération est publique et soumise à cotisation pour mutualisation.

Depuis plusieurs années, pourtant, cette distinction a pris un sérieux coup de vieux. La création du statut d’auto-entrepreneur en fut un premier symptôme. Elle a correspondu au besoin de laisser les salariés « sortir de leur case ». Un ouvrier dans une usine peut avoir envie d’être moniteur de tennis à ses heures perdues. Il peut assai avoir envie d’être brocanteur le week-end ou pâtissier le dimanche. Un consultant dans un grand cabinet parisien peut avoir envie d’ouvrir une auberge à Brive-la-Gaillarde, ou de donner des concerts de piano dans le village où il a une maison de campagne.

Avant l’invention du statut d’auto-entrepreneur, celui qui voulait vivre sa passion ou son hobby « en dehors de » son travail (comme on disait en son temps hors du domaine du seigneur) devait le faire à titre bénévole ou alors « au noir ». Avec le statut d’auto-entrepreneur est apparue une forme de travail intermédiaire: socialisée, donnant lieu à prélèvements sociaux, mais sans lien de subordination permanente auprès d’un employeur.

En son temps, cette invention avait déjà suscité une levée de boucliers de la part des artisans qui jugeaient cette concurrence scandaleuse. Tous les arguments qui furent à l’époque utilisés se sont intégralement retrouvés dans le débat sur une nouvelle forme de travail, bien plus redoutable: l’ubérisation.

Uber et le contrat de travail

La révolution Uber est devenu le terme commode, et quelque peu impropre, pour désigner l’émergence de l’économie collaborative. Cette expression châtiée et assez obscure, voire trompeuse, désigne en réalité l’invasion de la sphère publique mutualisée par le champ du privé individuel.

Concrètement, l’économie collaborative revient à pratiquer des activités privées à titre onéreux. Je prends ma voiture personnelle de Paris à Bordeaux pour rendre visite à ma grand-mère et j’en profite pour embarquer des passagers payants avec moi. Autrefois, on appelait cela de l’auto-stop et c’était gratuit. Aujourd’hui la même activité s’appelle du covoiturage et devient payante. Autrement dit, mon activité privée est aussi une activité publique, mais qu’elle n’exige en rien un contrat de travail, elle échappe à la cotisation sociale.

Tant que la collaboration privée était cantonnée à un volume microscopique, son existence n’était guère gênante. Par le passé, il devait bien exister des systèmes de co-voiturage organisé selon un système D qui donnait lieu à des rémunérations. Mais les moyens technologiques ne permettaient pas de les généraliser jusqu’à les transformer en concurrents directs des sociétés dont le transport de personnes était l’objet principal. L’intérêt de la révolution numérique est de démultiplier ces systèmes de collaboration entre particuliers jusqu’à en faire un modèle alternatif de production.

Dans le cas d’Uber, le modèle alternatif consiste à concurrencer le transport urbain de personnes en proposant aux particuliers de sous-louer le véhicule qu’ils conduisent, tout en conservant un caractère privé à cette activité. Cette logique collaborative percute évidemment de plein fouet les modèles anciens où cette activité est soumise à cotisation. Dans le cas français, cette cotisation représente 60% du chiffre d’affaires final et on mesure immédiatement les dégâts que cette concurrence nouvelle peut causer.

La réaction juridique à ce nouvel entrant a prouvé combien le système français de sécurité sociale pouvait être nocif et aussi hostile au progrès technologique que l’Ancien Régime ne fut hostile aux Lumières. Non seulement la loi a prévu des peines de prison pour les contrevenants, mais le Conseil Constitutionnel a validé cette distinction absurde entre activité onéreuse ou non. Ainsi, le co-voiturage de Blablacar est réputé non onéreux car le prix prélevé couvre juste les frais réels de circulation, alors que le co-voiturage de Uber est réputé onéreux car exercé comme emploi principal.

On mesure ici ce que cette distinction a de fragile. Car on voit mal comment elle pourrait durer dans le temps. Au moment où les Nations se liguent pour favoriser le co-voiturage et la limitation des gaz à effets de serre, combien de temps pourra-t-on interdire à des chômeurs d’arrondir leurs fins de mois en transportant de-ci de-là quelques personnes avec leurs véhicules personnels?

Uber ou la mort par suffocation

Le travail collaboratif introduit une révolution majeure dans l’ordre social dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets. Nous pourrions même dire que nous n’en sommes qu’aux débuts du phénomène, et c’est probablement à son insu que le Conseil Constitutionnel vient de l’accélérer.

En interdisant Uberpop par sa décision du 22 septembre 2015, le Conseil Constitutionnel peut se gorger de l’illusion d’avoir sauvé le contrat de travail socialisé que nous connaissons. En réalité, il s’est livré à l’exercice exactement contraire. Il a en effet écrit: « les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les systèmes de mise en relation des personnes souhaitant pratiquer le covoiturage ». Autrement dit, la loi interdit Uberpop, mais elle ne prohibe pas les systèmes payants de covoiturage, ce qui revient à dire que le covoiturage est autorisé dès lors que son prix n’est pas suffisamment élevé pour assurer un revenu régulier à son bénéficiaire.

Cette décision essentielle, prise d’honorables vieillards qui ne comprennent rien à la société dans laquelle nous entrons, signe l’arrêt de mort par suffocation du contrat de travail. Elle consiste en effet à obliger l’économie collaborative à pratiquer des tarifs low cost. Si nous traduisons une nouvelle fois la décision des Sages, elle consiste à autoriser tous les Français disposant d’une voiture à concurrencer la SNCF à condition que leurs tarifs soient bas. Si vous allez à Bordeaux, vous pouvez embarquer avec vous trois passagers, mais ils n’auront pas le droit de payer plus d’une obole.

Ce mécanisme interdisant aux acteurs de l’économie collaborative de dégager des marges de profit constitue le levier le plus simple pour tuer l’économie « onéreuse » ou capitalise, puisqu’elle institue une concurrence à bas prix qu’aucune entreprise ne pourra suivre. Le Conseil Constitutionnel vient donc de ligoter les mains dans le dos de tous les salariés avant de les jeter à la mer. On voit mal comment la SNCF pourra affronter la concurrence de ces organes de co-voiturage où le prix bas est la règle.

En ce sens, il s’agit bien d’une mort par suffocation: l’effet sera lent, insidieux, invisible. On ne mesurera jamais clairement le chiffre d’affaires perdu par la SNCF du fait de cette concurrence collaborative dont le Conseil Constitutionnel vient d’obliger à baisser les tarifs. En revanche, on sait tous que, de manière implacable, la concurrence fera son oeuvre et les résultats de l’entreprise publique vont s’éroder jusqu’à rendre la situation sociale explosive. Le poison injecté par le Conseil Constitutionnel est un poison lent.

Lentement, la SNCF est condamnée à se réduire comme peau de chagrin, comme Kodak fut condamnée par la révolution de l’appareil photographique numérique, comme la Poste est aujourd’hui mise en difficulté par l’explosion du mail. Dans le cas de la Poste, il a fallu quinze ans pour la mettre à genoux. Il faudra quinze ans pour mesurer les effets de la décision du Conseil Constitutionnel, mais, qu’on le veuille ou non, le temps fera son oeuvre.

Evidemment, ce qui se produit dans le transport de personnes se produira dans les autres secteurs de l’économie: en entrant dans le monde numérique à reculons, la France fait le choix d’une mort par asphyxie progressive, mais elle mourra. Celle que nous connaissons aujourd’hui en tout cas. Car l’ubérisation s’étendra tôt ou tard à tous les secteurs de l’économie.

Comment survivre à Uber?

En choisissant de lier étroitement la sécurité sociale au contrat de travail, la France s’est évidemment exposée à un risque majeur inconnu des autres pays: celui de voir son déficit public singulièrement accru par l’émergence de l’économie collaborative. Tout chiffre d’affaire grignoté par les collaboratifs est en effet une cotisation sociale en moins payée par le producteur et donc du déficit en plus.

Cette donnée explique la virulence avec laquelle la France a réagi à l’arrivée d’Uber. Les victimes de cette concurrence ne se limitent pas aux taxis: ce sont les finances publiques elles-mêmes qui sont structurellement en danger. Par les temps qui courent cette menace justifiait bien la promesse de deux ans de prison pour les contrevenants.

En même temps, on mesure le risque que la France prend à lier son destin collectif à une valeur aussi fragile que le contrat de travail: l’arrivée d’une nouvelle économie sapera les fondements du modèle français de sécurité sociale. On peut, bien entendu, imaginer que la France se transformera en une nouvelle Albanie où le futur n’aura pas sa place, et ainsi prétendre que la sécurité sociale telle qu’elle existe survivra au monde qui s’annonce. Mais une position plus raisonnable consiste plutôt à anticiper les évolutions en adaptant autant que faire se peut notre modèle de protection sociale à ce que sera l’économie de demain.

De ce point de vue, le bon sens consiste à dissocier au maximum le contrat de travail et le financement de la sécurité sociale. La fiscalisation optimale des recettes constitue le premier élément de réponde à ce défi. Autant que faire se peut, la sécurité sociale doit être financée par l’impôt plutôt que par la cotisation. C’est le meilleur moyen d’éviter la faillite à long terme du système.

Comment réussir la fiscalisation de la sécurité sociale?

Si peu d’initiés au système de sécurité sociale contestent l’utilité de la fiscaliser, beaucoup dénoncent en même temps dans cette solution une façon détournée de « plumer » les salariés. Dans la répartition actuelle des cotisations, ce sont en effet les employeurs qui fournissent le plus gros effort pour financer la sécurité sociale. Si une fiscalisation totale devait intervenir, cet effort serait financé pour l’essentiel par les salariés, soit par l’intermédiaire de la contribution sociale généralisée, soit, comme en Allemagne, par une taxe sur la valeur ajoutée dont un compartiment spécial serait dédié à la sécurité sociale. Dans ces deux cas, les ménages porteraient l’effort soutenu jusqu’ici par les entreprises.

Deux remarques sont sans doute utiles pour répondre à ces objections.

Première remarque: certaines dépenses pèsent aujourd’hui sur les entreprises sans que rien ne le justifie vraiment. C’est le cas, nous l’avons dit dans les pages qui précèdent, des dépenses d’assurance maladie dont la part essentielle est consacrée à des bénéficiaires qui ne sont plus salariés depuis longtemps. Il y a quelque chose d’anormal et de peu éducatif à dégrader la compétitivité de nos entreprises pour financer des dépenses qui ne sont pas leur.

En revanche, il est très éducatif de révéler aux Français le juste prix de leur santé. Un trop grand nombre d’entre eux pense que la santé est gratuite et doit le rester. En augmentant les impôts en conséquence, la prise de conscience sera rapide et efficace: non, la santé n’est pas gratuite, elle coûte même très cher et c’est pour cette raison que la consommation de soins n’est pas un jeu et que les dépenses doivent être maîtrisées.

Deuxième remarque: rien n’empêche la levée d’une taxe sur le chiffre d’affaires ou sur le bénéfice, comme la création d’un compartiment spécial de l’impôt sur les sociétés pour compenser partiellement la suppression des cotisations patronales sur la sécurité sociale. Contrairement à ce que j’ai pu lire, la mesure ne cherche pas à transférer de manière brute le coût supporté par les employeurs vers les salariés. Elle cherche simplement à consolider les fondements du financement de la sécurité sociale pour en éviter la faillite programmée.

En contrepartie des baisses de cotisations patronales, il serait cohérent de demander aux entreprises un effort pour limiter les effets de bord.

Supprimer la gestion paritaire de la sécurité sociale

Tout ceci ne peut évidemment s’entendre sans prendre une mesure impopulaire, mais nécessaire: la réforme de la gouvernance de la sécurité sociale et la fin du paritarisme dans au moins deux branches, la maladie et la famille.

Pour les branches retraites et accidents du travail, la question du paritarisme se pose en termes différents. Dans la mesure où la retraite constitue un produit assurantiel pour ainsi dire classique, avec des cotisations proportionnées au revenu tout au long de la vie et un revenu de remplacement libéré en fin de carrière, il n’est pas anormal que les partenaires sociaux conservent leur mot à dire dans la gouvernance du dispositif.

De même, dans la branche accidents du travail, les enjeux sociaux sont directement liés à l’exécution du contrat de travail. Il ne serait donc pas choquant que les partenaires sociaux assurent la gouvernance de la branche, dans la mesure où ils sont les mieux placés pour éclairer les débats et les décisions.

En revanche, dans les branches maladie et famille, on voit mal ce qui justifierait leur maintien aux responsabilités dès lors que les recettes des régimes sont fiscalisées. L’impôt est une affaire citoyenne et non sociale.

Personne n’ignore que ce choix sera le plus difficile à assumer, dans la mesure où il suppose une évolution en profondeur de notre gouvernance politique. Mais c’est le point d’achoppement majeur du mal français: il n’est ni social, ni économique. Il tient tout entier à l’obsolescence de nos décideurs qui se tiennent par la barbichette dans les allées du pouvoir et sont complètement coupés de la réalité effective du pays.

Article publié par Eric Verhaeghe sur son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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