L’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) a intenté un procès à Uber pour requalifier en salariat le statut de ses chauffeurs. Cette péripétie picrocholine est emblématique du retard pris par notre sécurité sociale au regard des évolutions et des besoins de notre société.
La sécurité sociale a été conçue pour une population de salariés. Les difficultés du RSI, qui gère l’assurance maladie pour l’ensemble des indépendants et l’assurance vieillesse pour les artisans et les commerçants, sont symptomatiques de cette inadaptation. La notion d’assuré social a été vidée de sa substance au profit de celle d’État providence ; au terme de cette évolution il n’y a plus d’assuré social au plein sens du terme, mais des bénéficiaires d’une couverture sociale étatique, financée par des prélèvements sur les entreprises et, de plus en plus, par des impôts. Quand elle n’a plus affaire à des employeurs de salariés, la sécurité sociale, et plus particulièrement son organe de trésorerie, l’ACOSS et le réseau des URSSAF, ne sait plus ce qu’elle doit faire. Ce n’est d’ailleurs pas tant sa faute que celle du législateur, qui produit en série des lois médiocres au lieu de se concentrer sur les réformes nécessaires.
Un chauffeur Uber n’est pas un salarié. Cela ne poserait aucun problème à la sécurité sociale si chaque personne ou famille s’assurait directement : chacun, artisan, commerçant, professionnel libéral, salarié, retraité, « inactif », cotiserait lui-même à l’URSSAF, ou à une institution offrant en sus des assurances sociales obligatoires un choix de formules complémentaires (la « prévoyance »). C’est la solution pour une société où le salariat va progressivement perdre l’importance éphémère qui a été la sienne pendant environ un siècle – une période bien courte au regard de l’histoire. Mais les dirigeants de l’ACOSS, et les ministres qui en assurent la tutelle, sont un peu comme ces personnes dont l’horizon se limite à leur village ou à leur banlieue : ce qui se passe dans le reste du monde ne fait pas partie de leur univers mental. Tout doit être ramené au salariat, qui est leur petit univers à eux.
Il est grand temps de moderniser notre sécurité sociale, héritière du paternalisme – terme employé ici sans connotation péjorative – des maîtres de forges et des grands industriels textiles du XIXe siècle. Ces chefs d’entreprise ont fait du beau travail, avec certes de la dureté, mais aussi de l’humanité, comme par exemple ces patrons métallurgistes du Creusot qui créèrent de toute pièce une grande usine textile pour que les épouses, les compagnes et les filles de leurs ouvriers aient un emploi. Il ne s’agit pas de dénigrer le passé, mais de comprendre que la vraie fidélité aux valeurs de toujours consiste à faire évoluer la façon dont elles s’incarnent.
La sécurité sociale est faite pour incarner la fraternité. Or celle-ci n’est pas liée au salariat de façon exclusive ! Le salariat ne va d’ailleurs pas disparaître de sitôt ; il restera longtemps une forme d’emploi dominante, en se diversifiant de plus en plus – si bien qu’il sera de plus en plus ridicule de bâtir notre sécurité sociale sur le modèle de salariat que véhicule par exemple la CGT. Le salarié sera plus souvent autonome et responsable, et les formes intermédiaires, comme le statut de chauffeur Uber, se multiplieront.
Face à cette évolution économique et sociétale, la sécu doit s’adapter. Assigner Uber en justice est un combat d’arrière-garde. Il y a des choses autrement passionnantes à faire : par exemple réformer notre système de retraites désuet, mais aussi construire les assurances sociales de demain, basées sur la personne, sur l’assuré social, et non sur l’employeur.