Le travail détaché prononce-t-il l’arrêt de mort de notre coûteuse et inefficiente sécurité sociale? La hâtive proposition française de faire cotiser les travailleurs détachés aux régimes de protection sociale obligatoires des pays où ils sont détachés est une bénédiction pour tous ceux qui attendent cette annonce avec impatience. Et il n’est pas sûr que les pouvoirs publics français l’aient compris.
La ministre des Affaires Européennes, Nathalie Loiseau, qui est une pure fonctionnaire, n’a probablement pas compris la portée de la proposition qu’elle porte, dans l’ombre du président Macron, sur le travail détaché. Celle-ci consiste à forcer les dits travailleurs à cotiser au régime de protection sociale obligatoire du pays qui les accueille temporairement. Implicitement, cette proposition suppose donc que les travailleurs en question ne cotisent plus, pendant ce temps, dans le régime obligatoire de leur pays d’origine. Sauf, évidemment, à ce que la France invente le principe de la double cotisation obligatoire aux régimes de sécurité sociale: après tout, Nathalie Loiseau, qui a dirigé l’ENA, n’en serait pas à une invention baroque près.
Une proposition sur la sécurité sociale qui paraît séduisante…
En apparence, cette proposition est séduisante et répond à un bon sens économique à courte vue. Puisque les pays à faible coût du travail exporte mieux leurs travailleurs que les pays à coût élevé, yaka rééquilibrer les termes de la concurrence en imposant aux travailleurs détachés le même coût que les travailleurs indigènes. Certes, l’idée va à rebours de l’idée européenne de libre-échange, puisqu’elle consiste à imposer à tous les pays européens le régime social français dès lors que lesdits Européens travaillent en France, mais pourquoi pas…
… mais qui cache beaucoup de surprises
La première petite particularité, qui est aussi une bombe à retardement, de cette idée tellement simpliste qu’elle en devient populiste, c’est qu’elle va coûter très cher aux comptes sociaux. En échange de leurs cotisations à la sécurité sociale française, les travailleurs détachés recevront en effet les prestations pour lesquelles ils cotisent.
Et hop! voilà le chauffeur routier roumain qui, le temps de sa présence en France, réclamera les prestations familiales auxquels il a droit pour sa tribu d’enfants, et ne manquera de les conduire dans nos hôpitaux pour y recevoir tous les soins auxquels ils auront droit. À n’en pas douter, d’ailleurs, les Roumains et les Polonais ne tarderont pas à se battre pour être détachés en France compte tenu des nombreuses opportunités qu’elle offrira.
On peut même parier que l’attractivité de la France ira croissante: tous ceux qui, dans leur propre pays, n’ont pas accès aux soins dentaires ou à une hospitalisation digne de ce nom ne tarderont pas à solliciter le détachement qui va bien le temps de recevoir les soins nécessaires.
Comment la France attirera le mauvais risque
Les assureurs connaissent bien cette formule: les pays de forte protection sociale attireront rapidement le mauvais risque. Autrement dit, l’effet d’aubaine que la proposition française entend créer en Europe attirera sous forme de travail détaché les salariés les plus malades des pays peu protégés socialement. Cette mécanique évidente va créer deux effets pervers.
Premier effet: le nombre de travailleurs détachés augmentera au lieu de diminuer. Beaucoup d’employeurs polonais ou roumains crouleront en effet rapidement sous les candidatures volontaires pour le détachement dès lors que les filières de soins seront en place, que ce soit vers la France ou l’Allemagne, ou l’Autriche, ou les pays du Nord dotés de régimes sociaux généreux.
Deuxième effet pervers: le mauvais risque ne tardera pas à plomber les comptes sociaux de ces pays. Les travailleurs détachés se révéleront en effet des consommateurs assidus compte tenu de l’effet d’aubaine créé par le nouveau système: obligés à cotiser à un dispositif plus coûteux que celui de leur pays d’origine, leur intérêt rationnel sera d’optimiser la dépense, en obtenant le maximum de contreparties…
Un système mal compris de concurrence entre régimes de protection sociale
En réalité, la France n’a pas compris (parce qu’elle est gouvernée par des fonctionnaires qui ne comprennent goutte à cet univers) qu’elle faisait entrer le loup de la concurrence dans la bergerie des régimes de sécurité sociale. Certes, cette entrée n’est pas fracassante. Mais, dans la pratique, la France propose de permettre à un travailleur européen de pratiquer une sorte de cabotage entre régimes de sécurité sociale.
Ainsi, le chauffeur routier roumain pourra, en plus de son régime national, être affilié au régime français, allemand, belge, italien, hollandais, et d’autres encore, selon les missions qu’il accomplit. On s’amuse par avance des efforts qu’il faudra déployer pour coordonner l’usine à gaz…
Justement, la coordination entre les systèmes de sécurité sociale (et notamment de retraite) va très vite poser un problème insoluble que le fameux « esprit européen » tant vanté par Emmanuel Macron obligera à trancher. Si cet « esprit européen » est fondé sur la libre circulation des travailleurs, il imposera très rapidement, et compte tenu du nombre de travailleurs détachés dans l’Union, à reconnaître un droit à la concurrence.
La fin du monopole de la sécurité sociale
Pour le comprendre, il faut « retourner la feuille » et la lire à l’envers. Plus de 200.000 salariés français seraient aujourd’hui détachés dans des pays à faible sécurité sociale. Pour ceux-là, il est évident que la proposition française en matière de travail détaché va poser un problème concret: accepteront-ils de rester détachés s’ils sont contraints de renoncer à leurs droits en France pour cotiser à une retraite roumaine ou à une protection sanitaire locale?
Bien sûr que non, ce qui ouvrira deux hypothèses.
Soit la proposition française est sans alternative, et la France bloquera le processus de détachement des pays « riches » vers les plus pauvres. Elle introduira de fait un mécanisme empêchant le détachement des Français ou des Allemands vers l’Est de l’Europe.
Soit la France concède à ce qui existe déjà en Allemagne: le libre choix du travailleur en faveur d’un régime de sécurité sociale. Le travailleur détaché pourra librement opter pour le régime de sécurité sociale de son choix, à condition d’en payer le prix.
Et voilà comment l’exigence dominante dans la gauche française d’une sécurité sociale suffocatoire et en expansion permanente sera à l’origine de sa propre disparition. Car, à n’en pas douter, l’Allemagne épaulera la proposition française à condition que celle-ci accepte le modèle allemande de concurrence entre les caisses primaires de sécurité sociale.
C’est d’ailleurs la solution réaliste pour la question du travail détaché.
Le modèle allemand de concurrence entre caisses de sécurité sociale
Comme la France, l’Allemagne dispose d’un système de sécurité sociale privée, mais obligatoire. En grande partie, le système français a hérité du système allemand, « importé » lors de l’annexion de l’Alsace-Moselle de 1918.
Il existe toutefois trois différences majeures entre ces systèmes de sécurité sociale.
La première différence tient au faible financement patronal du système allemand. Alors qu’en France, la protection sociale des salariés est financée à plus de 35% par les employeurs, ce taux avoisine les 20% en Allemagne. La stratégie allemande a permis de combattre le chômage de masse.
La deuxième différence tient à l’équilibre des comptes sociaux en Allemagne. Alors que la sécurité sociale française est déficitaire, la sécurité sociale allemande est excédentaire, pour un coût moindre par rapport au PIB.
La troisième différence tient à la concurrence: en France, le système de caisse primaire territorialisée empêche un cotisant de choisir sa caisse d’affiliation. En Allemagne, la sécurité sociale a gardé sa nature professionnelle et les salariés peuvent librement choisir leur caisse d’affiliation.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog