Karl Marx (1818-1883) est une personnalité dont la pensée a fortement influencé l'Histoire du XIXème et du XXème siècle. En effet, il est un économiste de référence pour la pensée communiste : il est le fondateur du "socialisme scientifique". Toutefois, plus qu'un économiste, il est aussi, voire avant tout, un penseur, un philosophe et un historien. De plus, et contrairement à l'idée communément reçue et véhiculée, ses écrits ne portent en réalité pas sur le Communisme en tant que tel, mais sur le Capitalisme, comme en atteste d'ailleurs l'intitulé de son œuvre majeure : "Le Capital". Le texte qui suit reprend d'ailleurs le premier chapitre de cet ouvrage. Comme son titre l'indique, ce chapitre traite des notions de marchandise, de prix et de profit dans la pensée marxiste.
Le texte qui suit est relativement court et surtout relativement simple à comprendre, ce qui est suffisamment rare dans les écrits de Marx pour être souligné. En effet, l'œuvre de Marx est certes intellectuellement intéressante et historiquement majeure, mais son style et son raisonnement sont particulièrement difficiles à appréhender. Notons enfin que la lecture de ce chapitre ne saurait permettre de saisir la totalité de la pensée de cet auteur tant les différentes parties de son œuvre sont étroitement liées les unes aux autres. Malgré tous ces éléments, il convient de souligner que la lecture de ce chapitre a le mérite d'introduire de façon directe et claire à la pensée marxiste, sans la déformation idéologique d'hommes politiques ou d'idéologues se revendiquant du socialisme ou du communisme mais qui n'ont probablement pour la plupart jamais lu ce chapitre, et encore moins cet ouvrage. En effet, force est de constater que la pensée de Marx est rarement comprise et souvent travestie.
Marchandise, prix et profit
L'économie politique traite de la façon dont les hommes se procurent les biens dont ils ont besoin pour vivre. Dans les États capitalistes modernes, les hommes se procurent uniquement ces biens par l'achat et la vente de marchandises ; ils entrent en possession de celles-ci en les achetant avec l'argent qui constitue leur revenu. Il existe des formes très diverses de revenu, que l'on peut cependant classer en trois groupes : le capital rapporte chaque année au capitaliste un profit, la terre rapporte au propriétaire foncier une rente foncière et la force de travail --dans des conditions normales et tant qu'elle reste utilisable-- rapporte à l'ouvrier un salaire.
Pour le capitaliste, le capital ; pour le propriétaire foncier, la terre et, pour l'ouvrier, sa force de travail, ou plutôt son travail lui-même, apparaissent comme autant de sources différentes de leurs revenus, profit, rente foncière et salaire. Et ces revenus leur apparaissent comme les fruits, à consommer annuellement, d'un arbre qui ne meurt jamais, ou plus exactement de trois arbres ; ces revenus constituent les revenus annuels de trois classes : la classe du capitaliste, celle du propriétaire foncier et celle de l'ouvrier. C'est donc du capital, de la rente foncière et du travail que semblent découler, comme de trois sources indépendantes, les valeurs constituant ces revenus.
Le montant du revenu des trois classes joue un rôle essentiel pour déterminer la mesure dans laquelle les hommes ont accès aux biens économiques; mais, d'autre part, il est clair que le prix des marchandises n'est pas moins essentiel. Aussi la question de savoir d'après quoi se fixe le montant des prix a-t-elle, dès les origines, considérablement occupé l'économie politique.
Au premier abord, cette question ne semble pas présenter de difficulté particulière. Considérons un produit industriel quelconque; le prix est établi par le fabricant, qui ajoute au prix de revient le profil habituel dans sa branche. C'est dire que le prix dépend du montant du prix de revient et de celui du profit.
Dans le prix de revient, le fabricant fait entrer tout ce qu'il a dépensé pour la fabrication de la marchandise. Ce sont, en premier lieu, les dépenses pour les matières premières et les matières auxiliaires de la fabrication (par exemple, coton, charbon, etc.), puis les dépenses relatives aux machines, aux appareils, aux bâtiments ; outre cela, ce qu'il doit payer en rente foncière (par exemple, le loyer) et enfin le salaire du travail. On peut donc dire que le prix de revient, pour le fabricant, se répartit entre trois rubriques :
1. Les moyens de production (matières premières, matières auxiliaires, machines, appareils, bâtiments) ;
2. La rente foncière à payer (qui entre également en ligne de compte lorsque la fabrique se trouve construite sur un terrain appartenant au fabricant) ;
3. Le salaire.
Mais pour peu qu'on examine ces trois rubriques de plus près, des difficultés insoupçonnées ne tardent pas à apparaître.
Prenons, pour commencer, le salaire. Plus il est bas ou élevé, et plus est bas ou élevé le prix de revient; plus donc est bas ou élevé le prix de la marchandise fabriquée. Mais qu'est-ce qui détermine le montant du salaire ? Disons que c'est l'offre et la demande de la force de travail. La demande de force de travail émane du capital qui a besoin d'ouvriers pour ses exploitations. Une forte demande de force de travail équivaut donc à un fort accroissement du capital. Mais de quoi le capital se compose-t-il ? D'argent et de marchandises. Ou plutôt, l'argent (comme on le montrera plus tard) n'étant lui-même qu'une marchandise, le capital se compose simplement et uniquement de marchandises. Plus ces marchandises ont de valeur et plus le capital est grand, et plus est grande la demande de force de travail et l'influence de cette demande sur le montant du salaire, de même que -par voie de conséquence- sur le prix des produits fabriqués. Mais qu'est-ce qui détermine la valeur (ou le prix) des marchandises constituant le capital ? Le montant du prix de revient, c'est-à-dire des frais nécessaires à leur fabrication. Or, parmi ces frais de fabrication, figure déjà le salaire lui-même ! C'est donc, en dernière analyse, expliquer le montant du salaire par le montant du salaire, ou le prix des marchandises par le prix des marchandises !
En outre, il ne nous sert à rien de faire intervenir la concurrence (offre et demande de forces de travail). La concurrence fait sans doute monter ou tomber les salaires. Mais supposons que l'offre et la demande de forces de travail s'équilibrent. Qu'est-ce donc, alors, qui détermine le salaire ?
Ou bien l'on admet, par contre, que le salaire est déterminé par le prix des moyens de subsistance des ouvriers. Ces moyens de subsistance ne sont eux-mêmes que des marchandises; dans la détermination de leur prix, le salaire joue aussi un rôle. L'erreur est évidente.
Une seconde rubrique, dans les éléments du prix de revient, était représentée par les moyens de production. Il n'est pas besoin de longues considérations pour montrer que le coton, les machines, le charbon, etc., sont également des marchandises auxquelles s'applique exactement ce qu'on a déjà dit de celles qui constituent les moyens de subsistance de l'ouvrier ou le capital du capitaliste.
La tentative qui consistait à expliquer le montant du prix à partir du prix de revient a donc lamentablement échoué. Elle aboutit tout simplement à expliquer le montant du prix par lui-même.
Au prix de revient, le fabricant ajoute le profit usuel. Ici, toutes les difficultés semblent écartées, car le tant pour cent (le taux) du profit qu'il doit s'attribuer est connu du fabricant, ce taux étant d'un usage général dans la branche. Naturellement, cela n'exclut point que, par suite de circonstances particulières, un fabricant, dans certains cas, prenne plus ou moins que le profit d'usage. Mais, en moyenne générale, le taux du profit est le même dans toutes les entreprises de la même branche. Il existe donc, dans chaque branche, un taux moyen de profit.
Les divers taux de profit, dans des branches différentes se trouvent mis dans un certain accord par la concurrence. Il ne peut, en effet, en aller autrement. Car dès que des profits particulièrement élevés sont réalisés dans une branche, les capitaux des autres branches, où ils ne sont pas si favorablement placés, s'empressent d'affluer dans la branche favorisée. Ou bien les capitaux qui ne cessent de naître et qui cherchent des placements avantageux, s'adressent de préférence à de telles branches, particulièrement profitables; la production dans ces branches ne tardera pas à s'accroître considérablement et, pour écouler les marchandises dont la quantité se trouve fortement augmentée, il faudra réduire les prix et, par conséquent, les profits. Le contraire se produirait si une branche quelconque ne donnait que des profits particulièrement bas : les capitaux abandonneraient cette branche au plus vite, la production y décroîtrait d'autant, ce qui entraînerait une augmentation des prix et des profits.
Ainsi, la concurrence tend à une égalisation générale du taux des profits dans toutes les branches, et l'on peut parler à bon droit d'un taux moyen général de profit, taux qui, dans toutes les branches de la production, sans être rigoureusement identique, n'en est pas moins le même approximativement. Toutefois, cela est loin de sauter aux yeux comme l'égalité du taux des profits à l'intérieur d'une même branche, vu que, dans des branches diverses, les frais généraux, l'usage et l'usure des machines, etc, peuvent être extrêmement différents. Pour compenser ces différences, il se peut que le profit brut - c'est-à-dire le tant pour cent effectivement ajouté au prix de revient par le fabricant - soit, dans telle branche, considérablement plus élevé ou plus bas que dans les autres. Circonstance qui dissimule la véritable réalité. Mais, déduction faite des frais divers, il reste cependant, dans les différentes branches, un profit net approximativement identique.
Un taux moyen général de profit existant donc, le montant du profit effectivement donné par une entreprise dépend donc de l'importance de son capital. Sans doute -comme on l'a déjà mentionné- il n'est pas tout à fait indifférent que l'entreprise fabrique des canons ou des bas de coton, le taux du profit variant selon la sécurité du placement, la facilité des débouchés, etc. Mais ces différences ne sont pas tellement importantes. Supposons que le taux moyen général de profit s'élève à 10 % ; il est clair, alors, qu'un capital de 1 million doit rapporter dix fois autant qu'un capital de 100.000 francs (naturellement, à condition que l'entreprise soit conduite comme il convient et sous réserve de tous les accidents ou de toutes les chances que peut connaître une affaire).
Il s'ajoute à cela que non seulement les entreprises industrielles -c'est-à-dire les entreprises qui produisent des marchandises- engendrent un profit, mais encore il en va de même des entreprises commerciales, lesquelles se contentent de transmettre le produit du producteur au consommateur; de même aussi, des banques, des entreprises de transports, des chemins de fer, etc. Et dans toutes ces entreprises, le profit, pourvu que les affaires y soient faites convenablement, dépend du montant du capital qui y a été placé. Quoi d'étonnant à ce que, dans la conscience de ceux qui s'occupent pratiquement de ces affaires, s'établisse la conviction que le profit naît en quelque sorte de lui-même, à partir du capital ; il en naît, croit-on alors, comme les fruits naissent d'un arbre convenablement cultivé. Toutefois, le profit n'est pas tant considéré comme l'un des aspects naturels du capital que comme le fruit du travail du capitaliste. Et en fait, nous avons dû toujours supposer une gestion convenable de l'entreprise. La compétence personnelle du chef d'entreprise est des plus importantes. Si elle fait défaut, le profit de l'entreprise tombera aisément au-dessous du taux moyen général de profit, tandis qu'un chef d'entreprise entendu pourra réussir à le faire monter au-dessus.
Pour aller plus loin
Sylvain Fontan, “Karl MARX, capitalisme et crise globale”, analyse publiée sur «leconomiste.eu» le 08/01/2014.
Citation
Sylvain Fontan, « Karl MARX : Marchandise, prix et profit», analyse publiée sur «leconomiste.eu» le 06/03/2014.