Les taux négatifs sont maintenant devenus « monnaie courante », si l’on ose dire, aussi bien pour les emprunts d’État que pour les banques centrales. Celles-ci justifient leur politique par la nécessité d’empêcher une déflation, c’est-à-dire une combinaison de baisse des prix et de recul de l’activité économique. Alors que leurs statuts leur fixent comme mission d’éviter l’inflation, elles proclament ouvertement leur volonté de contribuer à son retour – du moins à celui d’une hausse des prix à un rythme modéré. En même temps, elles achètent à guichets ouverts les emprunts d’État, ce qu’on appelle « quantitative easing ».
Cette stratégie a pour but probable d’éviter des banqueroutes publiques. En effet, si les dettes publiques se gonflaient non seulement du fait de l’excès des dépenses ordinaires sur les recettes fiscales, mais encore en raison d’intérêts conséquents calculés sur des sommes colossales, elles atteindraient plus vite des niveaux que les établissements financiers – à l’exception du Japon, la dette souveraine des États développés n’est quasiment pas détenue directement par les particuliers – jugeraient inquiétants. Et le jour où les États ne trouveront plus de prêteurs, le drame grec s’étendra à la plupart des pays développés. Le monde n’est pas passé loin de cette issue fatale : l’Espagne, le Portugal, l’Italie, et même la France, ont suscité des peurs considérables, ce qui a déterminé la BCE à intervenir aussi massivement que la Fed l’avait fait après l’explosion des subprimes.
Reste à savoir pourquoi des emprunts à taux négatifs trouvent preneurs. Si l’on en reste à la statique, c’est incompréhensible. Mais la dynamique explique cela. Il en va des finances comme du vélo : impossible de se tenir en équilibre sur une bicyclette à l’arrêt ; mais en la faisant rouler, cela devient un jeu d’enfant. Les banques centrales ont compris que le mouvement de baisse des taux suffisait à faire souscrire les emprunts : quand les taux atteignent – 1%, des obligations à – 0,75 % sont intéressantes : elles se négocient donc au-dessus du pair (leur valeur faciale). Si bien que les obligations à – 1 % trouvent preneurs auprès des institutions financières qui anticipent une descente à - 1,25 %. Et ainsi de suite.
Jusqu’à quand ce petit jeu spéculatif peut-il durer ? Pas éternellement, car une décroissance des taux jusqu’à – 100 % est impensable. La stratégie adoptée par nos banques centrales devra donc un jour prendre fin. Ce jour-là, le jour où les anticipations relatives aux taux d’intérêt s’inverseront, il se produira un gigantesque remue-ménage monétaire et financier. D’énormes baudruches financières se dégonfleront, des faillites se produiront en série.
Pour éviter le pire, à savoir l’anéantissement de notre système monétaire et financier, mieux vaudrait que le jour où l’on s’apercevra que le roi est nu ne tarde pas trop. Mieux vaudrait par exemple que quelques dirigeants de grandes banques centrales décident prochainement d’entreprendre ce que Janet Yellen, la présidente de la Fed, a timidement amorcé : une remontée des taux d’intérêt. Un remède de cheval vaut mieux qu’un cataclysme.
L’idée initiale des responsables de banques centrales était probablement que les États finiraient par devenir raisonnables, réduiraient leurs déficits puis dégageraient un petit excédent budgétaire. Malheureusement, l’Allemagne est le seul pays important qui ait eu ce comportement vertueux. La plupart des gouvernements, à commencer par le nôtre, profitent benoitement du sursis qui leur a été accordé. Pourquoi faire des efforts alors qu’on peut s’endetter pour presque rien, voire même en en tirant profit ? « Demain sera un autre jour ». Cette attitude des dirigeants politiques risque hélas de conduire les banques centrales à ne pas faire machine arrière avant la catastrophe.
La hausse actuelle des cours de l’or tient probablement au fait que cette analyse est partagée par un certain nombre d’investisseurs. Quand les nuages noirs s’accumulent à l’horizon, il n’y a pas besoin d’être météorologiste de métier pour chercher un toit où se mettre à l’abri.
Mieux vaudrait que les dirigeants des banques centrales fassent éclater l’orage rapidement, en revenant aux taux d’intérêt positifs. S’ils le font en 2016, ce sera seulement un très mauvais quart d’heure à passer. Tandis que s’ils attendent 2020, il se produira un cataclysme planétaire.