La note d’étude publiée par Patrick Artus sur le coût du maintien de la zone euro, dont CaptainEconomics s’est fait l’écho sur ce même site, doit-elle être interprétée comme un premier signe de désagrégation dans l’idéologie monolithique qui, depuis plusieurs années, interdit de réfléchir librement au sens et au coût de la construction communautaire actuelle ?
Elle constitue en tout cas un beau pavé dans la mare. Patrick Artus est l’un des économistes de la pensée unique, complètement déboussolée depuis la crise de 2008, dont le coeur tragique aime terminer chaque sommet européen par des analyses tonitruantes sur les brillants compromis qui ont permis de sauver la zone euro... Et qui quelques jours plus tard, déplorent avec véhémence la dégradation des marchés faute d’une véritable capacité à agir de l’Union Européenne.
Les mauvais esprits pourraient avec malice reprendre le verbatim de ces trop prévisibles palinodies qui permettent aux économistes du système de dire blanc le lundi, noir le mardi, gris le mercredi, tout en conservant l’arrogance des prétendus experts qui savent et méprisent tout ce qui contrevient au jeu fermé de la pensée officielle. Toujours est-il que l’économiste de Natixis, Patrick Artus, pose la question qui fâche : combien coûte le maintien de la zone euro aux pays qui doivent multiplier les efforts d’ajustement, c’est-à-dire les politiques d’austérité, pour éviter l’engloutissement monétaire ?
Ce sujet est central dans la compréhension de la crise politique que traverse le continent. Une lecture impertinente de l’actualité pourrait en effet consister à dire que, pour préserver un euro fort, l’Allemagne impose à ses partenaires, depuis 10 ans, des politiques de rigueur qui mettent en cause le coeur même de la construction communautaire. La condition posée par l’Allemagne, à l’époque du traité de Maastricht, pour consentir à une monnaie unique fut en effet de mettre sur pied un euromark. Piloté à Francfort par la BCE, il devait obéir à un impératif essentiel: être une monnaie forte.
Beaucoup d’économistes ont applaudi, à l’époque, à cette idée d’une monnaie commune qui ne dévaluerait plus. Enfin, l’Europe allait concurrencer la puissance américaine, avec un euro qui pourrait ravir au dollar sa suprématie internationale. Peu de Français se souviennent que cet objectif, porté par Jacques Delors dès le début de l’expérience Mitterrand, avait débouché sur une première salve de rigueur : la désinflation compétitive.
Pour aligner la France sur son concurrent allemand, il avait fallu renoncer à la dévaluation comme méthode d’alignement de nos prix de vente sur nos concurrents et imposer des restructurations dans les entreprises pour diminuer les coûts de production. Il n’était pas forcément clair que cette fameuse désinflation compétitive, dont le premier jalon fut la désindexation des salaires sur les prix, se poursuivrait pendant 30 ans, pour devenir une règle de gouvernance européenne.
Mais le principe d’une monnaie unique forte l’exigeait: des taux d’intérêt élevés, par principe, imposés par la banque centrale pour attirer l’épargne internationale, et une maîtrise rigoureuse de l’inflation pour éviter l’érosion de cette épargne. En quelques mots, il s’agissait de faire de l’euro un placement sûr et rémunérateur, et de s’en donner les moyens. Quelles en furent les conséquences concrètes ?
Une modération salariale longue, pour éviter d’alourdir les prix de production. Un renchérissement du crédit qui a étranglé l’investissement. Une désindustrialisation grandissante, faute de pouvoir regagner de la compétitivité par la dévaluation. De ce point de vue, l’Allemagne s’est imposée comme la grande gagnante de cette harmonisation monétaire européenne.
En imposant de fait à tous les membres de la zone euro une désinflation systématique, en imposant des taux d’intérêt élevés, elle a asséché la capacité industrielle de ses voisins, obligés de vendre à l’étranger des produits dans une monnaie dont le cours n’a cessé de s’apprécier par rapport au dollar. Pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous les industriels, il est vite devenu évident qu’il fallait délocaliser au maximum pour éviter de vendre en euro.
Sauf l’industrie allemande, évidemment, dont la qualité des produits, appelée compétitivité hors coût, permet de vendre partout dans le monde, quel que soit le taux de l’euro. C’est ainsi qu’à sa naissance, l’euro se situait à parité avec le dollar. Il a longtemps atteint des sommets de 1,4 dollar, c’est-à-dire un renchérissement de nos produits de 40 % partout dans le monde. Si son cours a baissé pour atteindre les 1,3 dollar, il n’en reste pas moins qu’une voiture qui vaut 10 000 euros se vendait environ 10 000 dollars il y a dix ans, et se vend aujourd’hui 13 000 dollars.
Un renchérissement qui explique largement les problèmes de compétitivité de l’industrie française. Au-delà du seul cas français, c’est l’ensemble des pays du sud de l’Europe, habitués à dévaluer avant la monnaie unique, qui se promettent aujourd’hui, pour rester dans une zone à monnaie unique forte, une longue période de souffrance bien détaillée par Patrick Artus : un ajustement par l’appauvrissement, avec un chômage élevé et une dégradation générale de l’activité.
Qu’un économiste officiel aborde aussi crûment la question prouve que nous avons franchi une étape : le maintien en vie de la zone euro impose des sacrifices de plus en plus élevés, dont le coût politique commencer à inquiéter même les porte-paroles de la pensée unique. Ceux-ci savent maintenant que le sauvetage de la zone euro n’est pas seulement l’affaire de quelques mois. Il oblige à une restructuration en profondeur de l’ordre continental au profit de l’Allemagne.