George Bush aurait dit un jour à Tony Blair que le problème des Français est qu’ils n’auraient pas de mot pour «entrepreneur». La véracité de la déclaration, sujette à débat, reflète la vision qu’ont parfois les étrangers de la France et les Français d’eux-mêmes : un pays où il fait bon passer ses vacances, mais un cauchemar pour les entrepreneurs.
Pourtant, le terme d’entrepreneur, utilisé tel quel en anglais, vient bien du français où il désigne une personne à l’initiative d’une activité économique, autrement dit, un créateur d’entreprise. D’après les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le dynamisme de la création d’entreprise en France se situe, dans l’ensemble, dans la moyenne des économies développées1 (les différences de statut juridique rendent cependant les comparaisons difficiles entre pays).
Historiquement, la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685 a certes entraîné l’émigration de huguenots, plus portés vers le commerce et l’entrepreneuriat que les catholiques. Et, si l’on en croit les idées de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, cela a pu freiner l’émergence du capitalisme en France.
Cependant, hormis l’épisode des guerres de Religion, il ne semble pas que la France ait pâti d’un manque d’esprit entrepreneurial ou d’un sens des affaires atrophié. Par exemple, la plus vieille entreprise du monde encore en activité est la Monnaie de paris, créée en 864 sous le règne de Charles II dit « le Chauve ». Ou encore, d’après les travaux de Rajan et Zingales, la capitalisation boursière rapportée au produit intérieur brut (PIB) était en 1913 plus élevée en France (0,78) qu’aux Etats- Unis(2) (0,39) pourtant réputés comme le pays de la libre entre- prise. Aujourd’hui, le poids des grandes entreprises françaises, la renommée mondiale des marques tricolores, l’effervescence autour de la French Tech et le succès des Xavier Niel, Patrick Drahi, Marc Simoncini ou Jacques-Antoine Granjon semblent indiquer que la France n’a pas à pâlir de son positionnement en matière d’entrepreneuriat.
Le choix fait dans ce livre de se concentrer sur la France ne relève pas d’un chauvinisme exacerbé, simplement de la volonté de faire découvrir des talents nationaux, souvent oubliés, mais dont les entreprises qu’ils ont créées font encore partie de notre quotidien. Quand on pense aux entrepreneurs les plus emblématiques, les noms qui nous viennent spontanément à l’esprit sont pour la plupart américains : John D. Rockefeller, Henry Ford, Steve Jobs, Jeff Bezos. pourtant, qui se rappelle que les entreprises françaises ont dominé l’industrie mondiale du cinéma jusqu’en 1914, ou que certaines réussites éclatantes dans l’automobile, la chimie ou le luxe sont nées au coin de nos rues? Dans ces pages, plutôt que d’aller chercher des figures emblématiques au-delà des mers, nous ver- rons que l’herbe est souvent aussi verte dans l’Hexagone que sur la colline d’en face.
Notre objectif n’est pas de présenter les entrepreneurs français actuels les plus symboliques, un tel livre a été publié en 2018 par David Ringrave et Rémi Raher(3). Notre approche est plus historique et nous mettrons en avant les entrepreneurs français qui nous ont paru les plus révolutionnaires, qu’ils soient récents ou anciens. Du fait de l’évolution de l’économie et de la société française, l’entrepreneuriat tel que nous le connaissons aujourd’hui est né au XIXe siècle lors de la révolution industrielle. Des entreprises ont certes été créées avant, parfois avec un grand succès, mais les conditions économiques et politiques étaient à ce point différentes que la comparaison avec le capitalisme actuel est difficile. C’est pourquoi, dans les pages à venir, nous ne remonterons le temps que sur les deux derniers siècles.
Plutôt que de lister des entrepreneurs les uns à la suite des autres, nous avons estimé judicieux de les regrouper par secteur d’activité. Cela se justifie par le fait que, assez souvent, on ne peut comprendre la trajectoire d’un entrepreneur qu’en fonction d’un autre. Par exemple, les stratégies de Léon Gaumont ne se comprennent que si l’on a en tête son permanent souci de rattraper son grand rival, Charles Pathé.
C’est pourquoi nous avons regroupé les entrepreneurs en cinq grandes catégories, qui nous ont semblé être les secteurs dans lesquels la France s’est révélée particulièrement à la pointe : le cinéma, l’automobile, le luxe, la distribution et les sciences. Le choix des entrepreneurs et de leur affectation à telle catégorie plutôt que telle autre relève d’une part d’arbitraire. Par exemple, Léon Gaumont peut tout autant s’intégrer à la catégorie «cinéma» que «sciences». De la même façon, les entrepreneurs français que nous avons décidé de retenir est le fruit d’une appréciation assez subjective et contestable. Tant de génies et de visionnaires mériteraient de figurer dans un tel livre! Comme il a bien fallu se limiter à une quinzaine de profils, nous avons choisi ceux qui nous ont paru les plus représentatifs de leur époque, les plus visionnaires, et ceux dont l’entreprise a perduré dans le temps. Le choix final, personnel et certainement injuste envers certains bâtisseurs méritants, nous laisse évidemment sur notre faim. Libre au lecteur dont la curiosité aura été éveillée de découvrir d’autres parcours, en ligne ou en bibliothèque.
Les entrepreneurs que nous avons retenus reflètent également, nous devons l’admettre, une certaine homogénéité sociale : des hommes blancs, majoritairement parisiens. Cela n’est pas né d’une volonté de mettre en avant tel groupe d’individus plutôt que tel autre, mais est issu de raisons tant historiques que sociologiques et géographiques : il se trouve que les Parisiens, plus proches des centres de décision, des clients, des fournisseurs et des financements, ont eu davantage d’occasions de faire croître leurs entreprises que les provinciaux. De la même façon, les femmes et les minorités ont connu différents types de discrimination et une moindre intégration sur le marché du travail, ce qui explique leur sous-représentation à la tête des entreprises à succès. Mais les choses évoluent et, dans quelques décennies, un livre identique pourrait fort bien receler une diversité accrue de profils.
L’objectif de ce livre est ainsi de présenter le parcours d’entrepreneurs, le contexte dans lequel ils ont évolué, leurs idées, la façon dont ils les ont mises en œuvre ainsi que les obstacles auxquels ils ont dû faire face. Cependant, il ne prétend pas être une série de conseils à destination des aspirants entrepreneurs ni une méthode qui donnerait les clés du succès entrepreneurial. Bien entendu, les réussites passées peuvent se révéler une source d’inspiration pour le présent, mais l’ambition du texte porte davantage sur le plaisir de lecture que sur un éventail de conseils précis.
Ainsi, nous vous proposons de découvrir les entrepreneurs les plus emblématiques que la France ait connus et dont les marques, les entreprises et les inventions façonnent encore notre monde, alors que bien souvent nous avons oublié les incroyables aventures qui en sont à l’origine.
1. «Timely Indicators of Entrepreneurship», OCDE.
2. raghuram g. rajan et Luigi Zingales, « The Great Reversals : The Politics of Financial Development in the 20th Century », Working paper , 2003.
3. david ringrave et rémi raher, RÉUSSITES FRANÇAISES : 20 histoires d’entrepreneurs qui ont réussi en France (et leurs conseils pour entreprendre), éditions enrick B., 2018.
https://www.enrickb-editions.com/entrepreneurs-de-legende-francais