Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la lecture du rapport de Yannick Vaugrenard m’a donné l’occasion de me remémorer la fameuse réplique du film Ah ! si j’étais riche, de Michel Munz : "Finalement, quand on est riche, ça ne s’arrête jamais ? – Rassurez-vous, c’est pareil quand on est pauvre !" (Sourires sur les travées du groupe CRC et sur quelques travées du groupe socialiste.) Avec ces quelques mots, on voit bien qu’enrayer le cycle de la pauvreté, comme nous y invite la délégation sénatoriale à la prospective, est un projet ambitieux qui, je veux le dire d’emblée, suppose des changements radicaux.
Ce rapport présente trois objectifs et douze préconisations. Au-delà de ces pistes pratiques pertinentes, j’insisterai sur un point qui me paraît essentiel dans le cadre de notre débat.
À mon sens, il faut repenser le travail, et la place des femmes et des hommes dans cette sphère.
Il faut redonner du sens au travail, à la production de richesses, à l’orientation et la destination des richesses produites.
Il faut nous interroger sur la société que nous voulons construire et donc sur le sens de nos priorités, sur la manière dont il convient de faire primer les besoins humains, sociaux, sanitaires et environnementaux sur d’autres, et notamment sur ceux de la finance et des plus riches.
"Les personnes en situation de pauvreté sont d’abord et avant tout des victimes."
Yannick Vaugrenard le rappelle dans son rapport : "Les personnes en situation de pauvreté sont d’abord et avant tout des victimes." Je partage sa conviction et, de cette affirmation, je tire deux constats.
Premièrement, si les personnes en situation de pauvreté sont des victimes, nous devons nous doter des outils permettant de sanctionner les coupables. Or force est de le constater, en la matière, beaucoup reste à faire.
Avec des millions de femmes et d’hommes, nous espérions, au groupe CRC, que l’élection de François Hollande permettrait de s’atteler à la tâche. Nous avons été profondément déçus, notamment lorsque nous avons constaté que la principale disposition destinée à lutter contre la précarité des femmes au titre du projet de loi relatif à l’égalité réelle entre les femmes et les hommes se limitait à un mécanisme de garantie des pensions alimentaires. Cette mesure devait être mise en œuvre, mais elle ne saurait suffire.
Le premier facteur de précarité, le travail, le sous-travail, les salaires de misère, les modes d’organisation précarisante des salariés et singulièrement des femmes salariées ne sont jamais remis en cause. Ce sont bien les employeurs qui, en favorisant pour des raisons financières le travail à temps partiel, sont responsables de cette précarité. Mais eux ne sont jamais inquiétés !
Les amendements que nous avions déposés, visant à sanctionner financièrement les employeurs qui généralisent le précariat, ont été rejetés par la majorité du Sénat.
Madame la secrétaire d’État, le gouvernement auquel vous appartenez s’y est opposé et a repoussé l’application d’une mesure partiellement protectrice pour ces mêmes femmes travaillant à temps partiel.
En réalité, le Gouvernement a fait comme s’il n’y avait pas de responsables à l’émergence d’un salariat précarisé, comme s’il n’était pas temps, dans le secteur marchand et la grande distribution notamment, de se poser, comme nous y invite ce rapport, la question de la répartition des richesses.
Ne nous y trompons pas : si la pauvreté progresse, les riches, les ultrariches sont à la fois de plus en plus riches et de plus en plus nombreux. Comment ne pas être scandalisé en découvrant que les cinq familles les plus riches de France possèdent beaucoup plus que les 30 % de ménages les plus pauvres ? La plus riche des familles françaises, celle de Liliane Bettencourt, onzième fortune mondiale selon Forbes avec 24,8 milliards d’euros, détient à elle seule deux fois plus de patrimoine que les 20 % de ménages français les plus pauvres !
Mme Annie David. Incroyable !
Mme Isabelle Pasquet. La situation est telle que même Le Figaro, à la suite d’une étude de l’INSEE consacrée aux inégalités sociales, titrait, dans un article d’octobre 2013 : "Des riches toujours plus riches et des pauvres toujours plus pauvres".
Mme Annie David. Le Figaro !
Eviter les petites phrases, les discours culpabilisants et les métaphores assassines.
Mme Isabelle Pasquet. Deuxièmement, parce que les personnes en situation de pauvreté sont des victimes, il faut prendre soin d’éviter les petites phrases, les discours culpabilisants et les métaphores assassines.
Non, celles et ceux qui tentent de survivre grâce aux mécanismes de solidarité ne sont pas des parasites et ne constituent pas un cancer de notre société. (M. Jean-Pierre Bosino acquiesce.)
Non, il ne s’agit pas de personnes irresponsables qui préféreraient profiter de notre système plutôt que de se prendre en main. J’en veux pour preuve – M. Vaugrenard a insisté sur ce point – les taux connus de non-recours des personnes éligibles à certaines prestations ou à certaines aides sociales.
Pour le seul RSA de base, le non-recours était estimé en 2011 à 50 % des publics potentiellement concernés. En matière d’assurance maladie, l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé, l’ACS, se caractérise par un taux de non-recours de 70 %. Au titre de ces seules deux prestations, ce sont plus de 6 milliards d’euros qui ne sont pas servis !
Nous ne pouvons pas ignorer ce constat. Il doit nous inviter à repenser notre politique d’accompagnement de nos concitoyens les plus pauvres. Il faut simplifier les démarches et, pourquoi pas, imaginer un interlocuteur et un dossier uniques pour toutes les demandes. Au titre du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale, j’avais, en qualité de rapporteur de la branche famille, émis ce vœu pour les prestations sociales.
Paradoxalement, en apparence du moins, les plus précaires sont les plus nombreux parmi les non-requérants. Malgré cette réalité factuelle, mesurable et évaluée annuellement, un sondage de l’IFOP le révélait à la fin de 2012 : huit Français sur dix estiment qu’il y a "trop d’assistanat" et que "beaucoup de gens abusent des aides sociales".
Ce hiatus entre la réalité des dépenses sociales et la perception qu’en ont nos concitoyens doit nous alerter sur l’obligation qui nous est faite, comme responsables politiques, d’éviter les raccourcis faciles et la stigmatisation.
Pour autant, que les choses soient claires : nous ne devons pas éluder la question de la pauvreté. Elle doit être appréhendée comme un sujet multifactoriel, et faire l’objet d’une politique transversale. Cela suppose, comme le préconise notre collègue, de remettre la question des inégalités au cœur du débat. Vous ne serez pas surpris que je partage également son analyse selon laquelle nous devons nous interroger sur la répartition et la redistribution des richesses. Je le dis ici pour la seconde fois, car c’est bien là le cœur du sujet.
La lutte contre la pauvreté infantile
Enfin, pour conclure, je voudrais dire quelques mots sur un aspect spécifique de cette pauvreté, qui ne peut que nous révolter, toutes et tous. En effet, le rapport de la délégation souligne, à raison, que la pauvreté est plus qu’un cycle – ce qui signifierait qu’elle est ponctuellement réversible – et apparaît de plus en plus comme héréditaire et transmissible, à l’instar, d’ailleurs, de la fortune.
Mme Annie David. Eh oui !
Mme Isabelle Pasquet. Bien entendu, ce fait en dit beaucoup sur les insuffisances de notre système et sur l’échec partiel de nos politiques. Les premières victimes en sont les jeunes. Selon un rapport accablant de l’UNICEF, intitulé Mesurer la pauvreté des enfants, le taux d’enfants pauvres dans notre pays oscillerait entre 8,8 % et 10 %.
Cela est d’autant plus dramatique que tout nous conduit à penser que ces enfants n’auront pas, ou quasiment pas, l’opportunité de bénéficier d’une réelle promotion sociale leur permettant de s’extraire de la pauvreté. Les parcours de vie des plus pauvres sont en effet différent de ceux des plus riches, ou même de ce qu’il est convenu d’appeler les classes moyennes. Bien que celles-ci soient aussi touchées par une forme de paupérisation, on assiste à un mécanisme d’exclusion sociale qui se traduit par des parcours, des cheminements, des vies parallèles qui ne se croisent que rarement.
D’où l’impérieuse nécessité de faire de la lutte contre la pauvreté infantile une priorité nationale. Cela passe par les prestations sociales et familiales, notamment celles que servent les caisses d’allocations familiales. Mais ces prestations, fort heureusement, n’ont pas toutes pour seule vocation la lutte contre la pauvreté. Elles représentent la reconnaissance de l’intérêt de la nation tout entière pour ses enfants, tous ses enfants, car, riches comme pauvres, ils sont l’avenir de notre pays.
Il faut donc imaginer autre chose : une politique complémentaire, fondée sur les besoins des enfants.
Plusieurs pistes sont possibles et aucune d’entre elles n’a réellement été évaluée. Je pense, par exemple, à la proposition formulée par l’UFAL, l’Union des familles laïques, d’une fusion des prestations familiales à travers la mise en œuvre d’une prestation universelle unique versée dès le premier enfant.Je me félicite d’ailleurs que notre rapporteur soit favorable à notre proposition de loi visant à permettre le versement de l’allocation familiale dès le premier enfant.
Je pense encore à la proposition portée par l’UNICEF d’une politique ambitieuse destinée à réduire la pauvreté. Il me semble d’ailleurs qu’il serait plus juste de parler, à l’instar de notre collègue Yannick Vaugrenard, de "situation de pauvreté". Situation de pauvreté, car elle n’est pas insurmontable ; situation, car les mécanismes et les conséquences sont pluriels.
Nous nous trouvons dès lors face à une analogie avec la notion de "situation de handicap", ce qui conduit l’UNICEF à proposer la création d’une allocation de compensation de la pauvreté pour les enfants, à l’instar de ce qui existe par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
Ces pistes, madame la secrétaire d’État, nécessitent selon nous un approfondissement sérieux, public et contradictoire qui présente, compte tenu de la situation, un véritable caractère d’urgence !