Notre sécurité sociale, au sens large du terme, ce qui inclut notamment les régimes de retraites complémentaires fonctionnant par répartition, est chroniquement en difficulté. Les conséquences économiques de l’épidémie covid-19 n’ont évidemment pas arrangé les affaires des différents organismes qui la composent : la chute des rentrées de cotisations a mis dans le rouge vif la plupart de ses composantes.
L’endettement antérieur à l’actuelle crise sanitaire, non négligeable mais supportable, a gonflé de manière inquiétante, puisque chaque fois que cent euros sont dépensés pour les prestations ou pour le fonctionnement du système, trois ou quatre (approximativement, quand la situation est à peu près normale) sont empruntés, c’est-à-dire, en fait, créés ex nihilo. Et lorsque les choses se gâtent, comme actuellement, la proportion de recours à l’emprunt pour régler les dépenses courantes peut dépasser allègrement les 10 %.
Une gouvernance inadéquate
Cette situation, et les difficultés que nous allons avoir pour remonter la pente, sont principalement le résultat d’une conception foncièrement viciée de la gouvernance de la protection sociale. Ce qui ne va pas, pour l’essentiel, c’est la politisation de cette gouvernance : des décisions de simple gestion, au lieu d’être prises par les techniciens en charge du fonctionnement du système, sont imaginées, discutées, négociées avec les « partenaires sociaux », et finalement prises par le Gouvernement, le plus souvent sous forme de lois qui, si elles sont votées par le Parlement, constituent en réalité des collections de décrets. La confusion entre la loi, qui devrait définir des règles générales, et le commandement, qui prend les dispositions pratiques, comme par exemple le nombre de trimestres d’assurance (ou l’âge) requis pour avoir droit au « taux plein », est systématique.
De plus, les décisions techniques font pour la plupart l’objet de discussions de marchands de tapis entre les partenaires sociaux, les ministères concernés, Matignon et l’Elysée. Faute de règles législatives confiant le pouvoir de décision à un organe de direction de la sécurité sociale, ou de la protection sociale (périmètre plus large, intégrant notamment l’assurance chômage), tout est politisé : les taux de cotisation, ceux de la CSG et de la CRDS, la valeur des différents paramètres utilisés pour calculer le montant des pensions, le prix des actes chirurgicaux ou des journées d’hôpital, etc. Le financement de l’activité hospitalière est psychédélique, parce qu’il a été conçu non par des gestionnaires, mais par des bureaucrates.
Ceux d’entre eux qui exercent des responsabilités importantes sont souvent passés par l’ENA, mais il ne semble pas qu’ils y aient appris comment organiser et faire fonctionner un système complexe tel qu’un hôpital, ou un ensemble formé d’établissements et de professionnels libéraux. Ils ont été formés à administrer, pas à gérer, ce qui au fond est cohérent puisqu’en haut lieu il n’est guère envisagé qu’un directeur d’hôpital puisse faire autre chose qu’appliquer les directives émanant de l’ARS (l’Agence Régionale de Santé) dont dépend son établissement. Et l’ARS, elle-même, n’est que la courroie de transmission des ministères concernés (Santé et Affaires Sociales).
Le drame des retraites
L’organisation des retraites par répartition est typique de ce que nous appelons une « gestion politicienne ». Les textes de loi relatifs aux retraites sont nombreux et prolifiques, les réformes se sont succédées sans interruption depuis des décennies, mais ces textes se sont presque toujours occupés de questions minuscules, qui en bonne logique ne relèvent absolument pas du législateur, mais de la direction générale des retraites par répartition.
Il faut se souvenir que le commencement, au lendemain de la guerre, a été pitoyable. Le régime de Vichy avait transformé le régime par capitalisation instauré en 1928-1930 en un système de Ponzi autorisé à utiliser les cotisations, au fur et à mesure de leur encaissement, pour verser les pensions. Il s’agissait là d’une mesure désespérée, prise dans une situation de détresse que nous avons aujourd’hui du mal à imaginer. Hélas, la création de la Sécurité sociale a entériné cette formule, pérennisant ainsi une escroquerie légale monumentale : faire croire aux Français que payer les pensions dues aux personnes âgées donne le droit de bénéficier soi-même d’une pension, le moment venu, comme si l’argent versé par les cotisants avait été investi et non distribué au fur et à mesure de sa perception.
On ne saurait reprocher ni à Pierre Laroque, ni aux dirigeants politiques de cette époque, d’avoir voulu éviter la misère des « vieux ». En revanche, ils auraient dû formaliser légalement le lien qu’ils avaient perçu entre l’investissement dans la jeunesse et la préparation des futures pensions. En instaurant une politique familiale qui absorba à elle seule une bonne moitié des recettes de la Sécurité sociale, ils agissaient intelligemment, et probablement avaient-ils compris Charles de Gaulle appelant à un sursaut de la natalité, sans lequel, disait-il, « la France ne sera bientôt plus qu’une grande lumière qui s’éteint ». Mais ils n’avaient pas tiré toutes les conséquences de cette belle formule : à savoir que, plus prosaïquement, sans enfants en nombre suffisant, il n’y aurait que de faibles pensions quelques décennies plus tard.
Plus précisément, si curieux cela soit-il, le juriste éminent qu’était Pierre Laroque semble avoir compris l’aspect économique du problème, et ne pas en avoir tiré les conséquences juridiques. En bonne logique, il aurait dû non seulement proposer au législateur de mettre en place de fortes prestations familiales, ce qu’il a fait, mais aussi d’attribuer les droits à pension au prorata des contributions apportées, en nature ou en argent, à l’investissement dans la jeunesse, ce qu’il n’a pas fait. A cette époque de grande malléabilité institutionnelle, Laroque aurait vraisemblablement obtenu du Gouvernement et du législateur que les droits à pension soient attribués en raison des enfants élevés et des cotisations famille versées, et la France aurait illuminé la question des retraites et de la politique familiale pour le monde entier. Quelle occasion manquée !
Gouverner en légiférant, une formule qui fonctionne mal
La loi prolifère. Les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS), qui nous intéressent particulièrement ici, sont de plus en plus longues et détaillées. Quel besoin y avait-il, en 1996, de modifier la Constitution en inscrivant dans son article 34 un alinéa instaurant les LFSS sur le modèle des lois de finances ? Autant les principes généraux que doit mettre en œuvre la Sécurité Sociale doivent logiquement être inscrits dans une loi, ainsi que les grandes lignes de son organisation, autant il est nocif d’exiger que sa gestion soit dictée dans le détail par un texte de ce niveau :
> Premièrement, c’est évidemment le Gouvernement, et non le Parlement, qui va rédiger cet ensemble de commandements adressés à la Sécu, et le Gouvernement possède, du fait de l’article 49-3 de la Constitution, la possibilité de faire passer « sa loi » en dépit des réticences des élus, mis au défi de le renverser si vraiment ils ne sont pas d’accord. Le passage de ce texte à l’Assemblée et au Sénat relève donc surtout du spectacle : les vives discussions qui ne manquent pas de se produire donnent surtout du grain à moudre aux journalistes.
> Deuxièmement, un budget constitue toujours un objectif initial, révisable en fonction des circonstances. La gestion est comme la conduite d’un véhicule : le chauffeur doit respecter le code de la route, aller du point A au point B en conciliant les impératifs de temps et de sécurité ; il serait ridicule de prévoir 3 mois à l’avance qu’il devra accélérer au kilomètre 125, s’arrêter pour se reposer au kilomètre 250, et ainsi de suite. Les LFSS ont été inspiré par le mimétisme : le budget de la Sécu étant du même ordre de grandeur que celui de l’Etat, il devrait, ont pensé des esprits bornés, être adopté selon les mêmes procédures. Tant qu’à réfléchir aux procédures budgétaires, mieux aurait valu remettre en question le rôle des lois de finances que transposer les règles qui régissent ces lois à un secteur qui n’était pas encore complètement pollué par la politisation. La sécurité sociale a besoin d’une amélioration de son organisation et de sa gouvernance, pas de lois de financement annuelles qui multiplient les combats de coqs entre politiciens sans profit aucun pour les citoyens.