Retraites : une refondation est nécessaire (2/2)

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Par Jacques Bichot Modifié le 24 mars 2023 à 13h31
Retraites Personnes Fragiles Coronavirus
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10%Le poids de la retraite par capitalisation dans le PIB de la France s'élevait à 10% en 2018

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Une merveilleuse protection contre l’inflation

L’inflation a fortement sévi en France pendant et après la guerre de 1939-1945. L’indice des prix à la consommation est passé de 763 en 1939 à 15 391 en 1951 : une multiplication par 20 en une douzaine d’années. Un régime de retraite par capitalisation dont les avoirs auraient consisté surtout en créances nominales sur l’Etat aurait été « lessivé » par un tel maëlstrom monétaire. Que le législateur se soit résigné à répudier la fiction d’un régime de retraites fonctionnant par capitalisation, pour adopter officiellement la « répartition », a fourni aux actifs le moyen de se constituer des droits à pension protégés contre la mite de la finance, à savoir l’inflation.

Certes, un résultat analogue, ou encore meilleur, eut été obtenu en instaurant un fonds de pension qui aurait financé l’expansion de l’appareil productif français. Les pouvoirs publics avaient un très grand besoin de ressources pour investir dans les voies de communication, l’urbanisation, le développement de l’instruction et de la recherche scientifique, toutes choses indispensables. Dans la perspective française classique ces investissements sont de la responsabilité des pouvoirs publics, et pour une part majoritaire, de l’Etat. Il y avait là une occasion d’investir en utilisant comme financement des cotisations ouvrant des droits à pension.

Les besoins de l’enseignement, en particulier, grossissaient rapidement, et il aurait été logique de financer la formation en émettant des obligations d’Etat, en comptant sur l’accroissement du capital humain pour récolter ensuite, par les cotisations et par l’impôt, des sommes plus rondelettes. C’est ainsi qu’une forme de capitalisation humaine se mit à jouer un rôle de plus en plus important à la fois pour les finances publiques et pour le système de retraites dites par répartition. L’endettement croissant de l’Etat aurait pu correspondre pour une part importante à l’augmentation du capital humain, ce qui – dans le principe – n ’a rien de malsain, bien au contraire.

Malheureusement, les pouvoirs publics allèrent au-delà de ce qui eut été raisonnable. Et la leçon de cette évolution ne fut pas tirée : le lien entre les retraites et la formation de la jeunesse ne fut pas institutionnalisé. Les retraites demeurèrent juridiquement « par répartition », l’écart se creusa entre la réalité économique (financer la formation du capital humain) et la superstructure juridique (promettre des droits à pension parce que les cotisants ont entretenus leurs aînés). Les législateurs des pays développés autres que la France ne réalisèrent pas mieux ce qui se passait, si bien que l’incompréhension du fonctionnement des échanges entre générations successives, et donc des retraites, est devenu un phénomène mondial.

Le désastreux oubli de Jean Bodin et Gary Becker

Au XVIème siècle, Jean Bodin écrivit à juste titre : « il n’y a richesse ni force que d’hommes ». La théorie du capital humain s’est beaucoup développée depuis lors ; citons simplement l’américain Gary Becker, qui a exposé de façon limpide cette notion et l’usage qui peut en être fait. Des Six livres de la République, fruit de la Renaissance, à Human Capital, au XXème siècle, la voie a été tracée qui permet d’appliquer le concept de capital à la personne humaine sans pour autant se faire happer par une vision matérialiste du monde. Certes, considérer l’être humain comme un capital peut déboucher sur un matérialisme épouvantable, mais il s’agit d’un dérapage qui, fort heureusement, n’est nullement fatal. Les religions et certaines sagesses sont là pour nous rappeler que les hommes sont des êtres dont la vie a un sens. Il est parfaitement possible et raisonnable de voir dans l’homo sapiens à la fois un être infiniment respectable et un facteur de production – un capital humain.

Cette notion n’est pas sottement individualiste : la notion de capital humain s’étend aux facteurs de production que sont les équipes, les entreprises et autres organisations, tout ce qui permet la collaboration de personnes diverses et complémentaires. Une entreprise, une administration, un système de santé, et ainsi de suite, relèvent de cette notion. Ainsi entendu, c’est-à-dire incluant le capital organisationnel, le capital humain est, complémentairement avec le capital physique, un bien de production d’importance majeure.

Il n’est donc pas étonnant que l’investissement en capital humain joue un rôle déterminant en matière de retraites. Celles dites « par répartition » fonctionnent en réalité grâce au capital humain : c’est pour une bonne part en investissant dans les futurs travailleurs et dans l’organisation efficace du travail que l’on se donne les moyens d’entretenir les futurs retraités.

La législation qui attribue les droits à pensions futures en raison des cotisations versées pour servir aujourd’hui des pensions aux retraités constitue ipso facto une monstruosité économique. Ces cotisations apurent la dette des adultes, dette implicitement contractée envers leurs aînés à l’époque où ceux-ci pourvoyaient à leur entretien et à leur formation ; en bonne logique, elles ne sauraient procurer des droits à pension à ceux qui les versent, puisqu’elles acquittent simplement ce qui est dû à la génération précédente du fait de l’investissement par elle réalisée. Le droit actuel des retraites dites « par répartition » constitue ainsi la pire des monstruosités juridiques ou, si l’on préfère, le plus phénoménal contresens économique qui ait jamais été érigé en règle de droit.

Cette organisation juridique déconnectée de la réalité économique a fonctionné vaille que vaille pendant plusieurs décennies, mais ses limites commencent à se faire durement sentir : la France, comme d’autres pays, en est arrivée au point de devoir emprunter pour payer des pensions que les cotisations suivent avec un retard croissant. Les pensions et les soins destinés aux retraités sont en partie financés par endettement, comme s’il s’agissait d’investissements, et ce recours à l’emprunt va en augmentant.

Que faire ?

Le pays qui, le premier, abandonnera son système de retraites par répartition économiquement absurde au profit d’un système rationnel bénéficiera-t-il d’un avantage concurrentiel, ou sera-t-il pénalisé ? Avant de chercher la réponse à cette question il convient évidemment de préciser ce que serait la réforme « rationnelle ».

Dans l’organisation actuelle, il n’existe qu’une sorte de cotisation, qui sert de facto à payer les pensions liquidées et de jure à fournir des droits à pension. Ces droits prennent la forme assez simple de points dans certains pays comme la Suède, et en France pour les retraites complémentaires. A contrario, la retraite française de base obéit à des règles alambiquées. Les ressources destinées à investir dans la jeunesse, c’est-à-dire dans le plus important facteur de production future, proviennent souvent de l’impôt : c’est le cas dans tous les pays où le système scolaire et universitaire fonctionne principalement sur fonds publics. Ce qui sert réellement à investir, et donc à préparer les pensions futures, ne donne aucun droit à pension ; en revanche, ce qui est versé aux retraités est considéré juridiquement comme un investissement, puisque ces cotisations procurent des droits à pension, alors qu’en réalité il s’agit du remboursement aux retraités actuels de ce qu’ils ont apporté aux jeunes quelques décennies plus tôt, notamment par la prise en charge de leur formation.

Une organisation rationnelle comporterait deux sortes de cotisations. Les unes pourvoiraient aux besoins des retraités : elles constitueraient en quelque sorte le remboursement de la prise en charge de leurs cadets avant qu’ils n’entrent sur le marché du travail. Les autres, seules productrices de droits à pension, serviraient à l’investissement dans la jeunesse, et donc au financement de la formation initiale, à la prise en charge des frais médicaux liés à la procréation, à la couverture maladie des enfants et des jeunes, et aux prestations familiales. On peut évidemment envisager que les parents ayant des enfants à charge puissent choisir entre recevoir plus de prestations familiales, en contrepartie de moindres droits à pension, ou recevoir moins de prestations, de façon à engranger plus de points pour leur retraite.

Conclusion : notre organisation des échanges entre générations successives a vraiment besoin d’un aggiornamento

Notre maîtrise croissante de l’espace, de l’infiniment petit, de la génétique, offre un contraste saisissant avec le caractère désuet de certaines de nos institutions, notamment celles qui concernent la protection sociale. L’espèce humaine fait preuve d’une efficacité remarquable dans les domaines scientifiques et techniques ; en revanche, elle se débrouille très mal lorsqu’il s’agit de son organisation à la fois économique et juridique. Dans ce domaine éminemment politique la rationalité trouve difficilement sa place. Si nous étions aussi mauvais pour étudier les virus que pour organiser la protection sociale, nous n’aurions pas la moindre protection vaccinale contre le covid !

Il est temps, plus que temps, de consacrer à notre organisation en matière de retraites un effort intellectuel conséquent. Pour un coût modeste, cet usage de nos petites cellules grises nous ferait faire un pas de géant.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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