Réseaux sociaux : opportunité ou menace pour les entreprises ? #BESTOF

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Par Sandra Enlart et Olivier Charbonnier Publié le 8 août 2013 à 4h29

Les réseaux sociaux sont entrés dans l’entreprise à pas feutrés en 2006. C’est d’abord la sphère privée qui s’est introduite dans le cadre professionnel. Les premiers temps ont été un peu chaotiques. On découvrait que son voisin de bureau avait fait la fête toute la nuit, que son chef avait aussi une vie privée, que l’on pouvait mutualiser ses amis... On a progressivement appris qu’il était risqué de tout donner à voir à tout le monde. Puis le professionnel s’est invité dans le privé. Avec LinkedIn ou Viadeo, on a tissé ou consolidé des liens plus professionnels. Des réseaux sociaux comme OpenBC, 6nergies, etc., ont acquis la faveur des PME du fait de la richesse de leurs contacts : nouvelles possibilités de trouver des projets, des fournisseurs ou de prospecter des clients.

Dans les grandes entreprises, deux catégories d’acteurs ont joué un rôle d’accélérateur : le marketing et le commercial d’un côté, les ressources humaines de l’autre. Les premiers y ont vu une nouvelle façon de faire la promotion de leurs produits, de faire du buzz autour des événements qu’ils montaient, d’organiser la promotion « entre amis » d’une nouvelle ligne de produits. Des responsables e-business ont été nommés, des stratégies ont été élaborées, le brouillage a commencé à s’organiser. Les uns comme les autres ont accéléré l’intégration des réseaux sociaux dans l’entreprise alors même que celle-ci se demandait encore comment empêcher ses salariés de chater, de poster, d’actualiser leur compte... Dans leur sillon, les DRH s’y sont intéressés, de façon plus souvent défensive que prospective. Il en est résulté des usages sur lesquels nous avons encore peu de recul ; développement de stratégies multicanal chez les recruteurs pour attirer les candidats qu’ils convoitaient ; ouverture des SI aux réseaux sociaux avec l’intégration d’outils collaboratifs invitant à imaginer de nouveaux modes de coopération ; tâtonnements de la formation, dont certains y ont vu un moyen de dynamiser des communautés d’apprenants et d’organiser tout au long de la vie un partage des connaissances; perspective pour les gestionnaires de mobilité de faire des réseaux sociaux des accélérateurs de mobilité. Des réseaux internes (SelectMinds, Leverage Software...) réservés aux salariés ont commencé à voir le jour au sein de grandes entreprises comme Dassault, France Telecom.

Pourquoi voir dans les réseaux sociaux l’émergence d’une transformation de l’entreprise ? D’abord parce qu’ils viennent concurrencer l’entreprise comme lieu de socialisation. Connivences affectives, lutte collective et logique de solidarité, proximité professionnelle, relations intergénérationnelles, etc., l’entreprise produit de la rencontre, du partage, du lien, de l’estime, de l’interdépendance... S’il est aujourd’hui convenu que les réseaux sociaux ne se substituent pas aux relations IRL, ils offrent en revanche de sérieuses possibilités de s’affranchir de la pause-café sans pour autant que cela ne se traduise par un repli sur soi. On échange, on blague, on conseille, on commente, on informe non plus ses collègues de bureau mais ses amis et son réseau professionnel depuis son poste de travail. L’entreprise perd là un sérieux avantage concurrentiel dans le champ des rétributions qu’elle offrait jusqu’à présent à ses salariés.

Seconde émergence en symétrie à la première, celle du soin que le salarié porte à lui-même lorsqu’il chate, poste, actualise son compte. Quand les espaces de dialogue social se tarissent au sein de l’entreprise, quand l’estime de soi fait l’objet d’enquêtes de climat social, quand plus personne ne semble avoir le temps de rien, les réseaux sociaux fourmillent d’échanges.

Liaisons numériques dans une entreprise qui a oublié que production rimait avec socialisation ? Stimulation affective quand les open spaces ressemblent à de vastes chaînes de montage cognitif ? Plaisir de l’acte gratuit quand la pres- sion de la performance devient trop forte ? Et si les réseaux sociaux préfiguraient la forme des relations professionnelles de demain, où l’attention, la mise en scène de soi, la stimulation régulière de son réseau, les dons et contre-dons de toute nature seraient constitutifs, voire conditionneraient les collaborations à venir ? Autre émergence résultant, cette fois, du développement des réseaux sociaux fermés, celle de nouveaux liens qui se tissent et s’affranchissent des départements, des distances, des statuts. Les process sont comparés d’un étage à l’autre en empruntant des chemins de traverse. Voire sont court-circuités lorsque des alternatives paraissent plus efficaces.

La pyramide se transforme peu à peu en toile. Ceux qui ont le plus d’amis, de suiveurs, ne sont pas nécessairement ceux que l’institution a nommés au plus haut niveau, même si ces derniers suscitent naturellement une convoitise que les moins bien placés sur l’échelle ne connaissent pas. Car cette nouvelle source de notoriété se gère comme on le fait déjà sur les réseaux sociaux ouverts. On entretient ses contacts, on les alimente, on y injecte de la valeur : affect, humour, informations... Et par là même, on rebat d’une certaine façon les cartes. On (re)découvre des critères d’attractivité qui n’étaient pas pris en compte dans les grilles d’entretien annuel. Les catégorisations traditionnelles – par direction, par métier, par zones géographiques, par statut – sont revisitées au profit de croisements sur lesquels on a encore trop peu de recul pour en tirer quelque conclusion que ce soit.

L’ouverture de l’entreprise aux réseaux sociaux ne va pas sans poser de problème. C’est d’abord toute la cohésion du corps social sur laquelle elle repose qui est en jeu. Il n’est plus nécessaire d’investir affectivement et, dans une certaine mesure, professionnellement, auprès de collègues que l’on n’a pas choisis si l’on trouve à l’extérieur des murs son comptant de relations. Certes, un minimum reste toujours nécessaire « en interne », mais pour combien de temps ? Autre risque, celui d’une perte de maîtrise de l’image de l’entreprise à l’extérieur. Les rumeurs, les contestations, les dénonciations trouvent dans les réseaux sociaux un porte-voix qui échappe largement aux responsables de la communication. Et une plateforme pour ceux qui, sciemment ou naïvement, ne se sentent pas tenus par une obligation de réserve. Les dérapages verbaux à l’encontre d’un chef que l’on n’aime pas, la mise en cause de certaines pratiques de production et, dans une moindre mesure, la diffusion d’informations jugées stratégiques deviennent un sujet sensible. « Les contentieux entre salariés et employeurs, liés à des écrits postés sur Internet via les réseaux sociaux vont se multiplier ». L’entreprise qui veillait à ce que ses murs soient hermétiques a découvert à quel point elle était perméable. Les réactions ont été variables : charte de bonne conduite pour éviter les abus, plainte en justice, verrouillage informatique, surveillance à distance, tolérance discrète... Les organisations oscillent encore entre une position défensive, résignée ou prospective. Pendant ce temps-là, les salariés se connectent et conversent.

L’intérêt des réseaux sociaux pour les salariés semble a priori évident. C’est bien sûr la possibilité de s’offrir des espaces de liberté, des moments de décompression, des émotions extra-professionnelles. C’est aussi l’opportunité de soigner son réseau, d’entretenir son employabilité en cultivant sa e-visibilité. Voire même pour certains de développer des actions parallèles marchandes, associatives ou politiques. Mais la notion même d’usage raisonnable reste extrêmement floue. Comment savoir où sont les limites ? Un agent de sécurité ayant provoqué une panne du système informatique de la société dont il était chargé d’assurer le gardiennage, par usage privé et pendant ses heures de travail, peut-il légitimement contester son licenciement fondé sur la faute grave ? Dans son arrêt en date du 13 juillet 2010 (pour- voi n° 09.40.943), la Cour de cassation a justifié le motif du licenciement en invoquant deux raisons : le fait d’être sorti du cadre de ses fonctions pendant les heures de travail et d’avoir de surcroît engendré le dysfonctionnement du matériel dont il devait assurer la sécurité. Les réseaux sociaux brouillent tellement les cartes que l’on ne sait plus toujours à quoi s’en tenir. En toute bonne foi.

L’attractivité des réseaux sociaux, l’étendue de leurs usages, leur diversité aussi laissent penser que ce mouvement est inéluctable et que l’entreprise comme les salariés pourront difficilement s’en abstraire. Ce phénomène paraît encore plus évident parmi les jeunes générations, qui ont intégré le déclin du modèle communautaire sur lequel s’était développée l’entreprise de leurs parents. Du temps de cerveau contre un iPhone, disent certains pour qualifier la nature des relations qu’entretiennent ces jeunes avec leur employeur. Il ne s’agit pas d’être naïf et de croire que ce pan de la révolution numérique est nécessairement un bienfait. Nous sommes dans une période charnière et personne ne peut prédire qui, du pire ou du meilleur, l’emportera. Ce qui se dessine en revanche, c’est l’émergence d’une confusion à tous les niveaux de l’entreprise. Confusion des temps privés et professionnels, confusion des espaces de production, confusion des positions également (en contre-pied de la segmentation relativement stable qui prédomine encore aujourd’hui), confusion enfin des intérêts : une entreprise qui permet, voire qui stimule l’utilisation des réseaux sociaux, gagnera peut-être en attractivité, en fidélisation, en implication, en créativité, en souplesse. À condition de laisser voir partir l’un des siens à la concurrence tant sa e-visibilité l’a rendue attractive sur le marché des cerveaux, d’accepter que tout n’est pas mesurable, de ne pas oublier que ce type d’incentive ne s’inscrit encore dans aucun programme de management... et que l’on n’a pas, là encore, suffisamment de recul pour en mesurer toutes les conséquences.

Extrait de A quoi ressemblera le travail demain ? par Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Editions Dunod, 16 €

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Article initialement publié le 10/02/2013

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Olivier Charbonnier : Olivier Charbonnier est Directeur Général du Cabinet Interface et co-fondateur du Laboratoire DSides. Il est par ailleurs Président de Consultants Sans Frontières. Il intervient régulièrement à Sciences Po Paris, à l’Escp et dans plusieurs universités. Sandra Enlart : Sandra Enlart est Directrice Générale d’Entreprise et Personnel et co-fondatrice de DSides, laboratoire d’innovation et de prospective qui traite de l’impact des technologies numériques sur nos façons de penser, de travailler et d’apprendre. Elle est également chercheure associée en sciences de l’éducation à l’université de Paris Ouest Nanterre.

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