Les réseaux sociaux sont entrés dans l’entreprise à pas feutrés en 2006. C’est d’abord la sphère privée qui s’est introduite dans le cadre professionnel. Les premiers temps ont été un peu chaotiques. On découvrait que son voisin de bureau avait fait la fête toute la nuit, que son chef avait aussi une vie privée, que l’on pouvait mutualiser ses amis... On a progressivement appris qu’il était risqué de tout donner à voir à tout le monde. Puis le professionnel s’est invité dans le privé. Avec LinkedIn ou Viadeo, on a tissé ou consolidé des liens plus professionnels. Des réseaux sociaux comme OpenBC, 6nergies, etc., ont acquis la faveur des PME du fait de la richesse de leurs contacts : nouvelles possibilités de trouver des projets, des fournisseurs ou de prospecter des clients.
Seconde émergence en symétrie à la première, celle du soin que le salarié porte à lui-même lorsqu’il chate, poste, actualise son compte. Quand les espaces de dialogue social se tarissent au sein de l’entreprise, quand l’estime de soi fait l’objet d’enquêtes de climat social, quand plus personne ne semble avoir le temps de rien, les réseaux sociaux fourmillent d’échanges.
La pyramide se transforme peu à peu en toile. Ceux qui ont le plus d’amis, de suiveurs, ne sont pas nécessairement ceux que l’institution a nommés au plus haut niveau, même si ces derniers suscitent naturellement une convoitise que les moins bien placés sur l’échelle ne connaissent pas. Car cette nouvelle source de notoriété se gère comme on le fait déjà sur les réseaux sociaux ouverts. On entretient ses contacts, on les alimente, on y injecte de la valeur : affect, humour, informations... Et par là même, on rebat d’une certaine façon les cartes. On (re)découvre des critères d’attractivité qui n’étaient pas pris en compte dans les grilles d’entretien annuel. Les catégorisations traditionnelles – par direction, par métier, par zones géographiques, par statut – sont revisitées au profit de croisements sur lesquels on a encore trop peu de recul pour en tirer quelque conclusion que ce soit.
L’intérêt des réseaux sociaux pour les salariés semble a priori évident. C’est bien sûr la possibilité de s’offrir des espaces de liberté, des moments de décompression, des émotions extra-professionnelles. C’est aussi l’opportunité de soigner son réseau, d’entretenir son employabilité en cultivant sa e-visibilité. Voire même pour certains de développer des actions parallèles marchandes, associatives ou politiques. Mais la notion même d’usage raisonnable reste extrêmement floue. Comment savoir où sont les limites ? Un agent de sécurité ayant provoqué une panne du système informatique de la société dont il était chargé d’assurer le gardiennage, par usage privé et pendant ses heures de travail, peut-il légitimement contester son licenciement fondé sur la faute grave ? Dans son arrêt en date du 13 juillet 2010 (pour- voi n° 09.40.943), la Cour de cassation a justifié le motif du licenciement en invoquant deux raisons : le fait d’être sorti du cadre de ses fonctions pendant les heures de travail et d’avoir de surcroît engendré le dysfonctionnement du matériel dont il devait assurer la sécurité. Les réseaux sociaux brouillent tellement les cartes que l’on ne sait plus toujours à quoi s’en tenir. En toute bonne foi.
L’attractivité des réseaux sociaux, l’étendue de leurs usages, leur diversité aussi laissent penser que ce mouvement est inéluctable et que l’entreprise comme les salariés pourront difficilement s’en abstraire. Ce phénomène paraît encore plus évident parmi les jeunes générations, qui ont intégré le déclin du modèle communautaire sur lequel s’était développée l’entreprise de leurs parents. Du temps de cerveau contre un iPhone, disent certains pour qualifier la nature des relations qu’entretiennent ces jeunes avec leur employeur. Il ne s’agit pas d’être naïf et de croire que ce pan de la révolution numérique est nécessairement un bienfait. Nous sommes dans une période charnière et personne ne peut prédire qui, du pire ou du meilleur, l’emportera. Ce qui se dessine en revanche, c’est l’émergence d’une confusion à tous les niveaux de l’entreprise. Confusion des temps privés et professionnels, confusion des espaces de production, confusion des positions également (en contre-pied de la segmentation relativement stable qui prédomine encore aujourd’hui), confusion enfin des intérêts : une entreprise qui permet, voire qui stimule l’utilisation des réseaux sociaux, gagnera peut-être en attractivité, en fidélisation, en implication, en créativité, en souplesse. À condition de laisser voir partir l’un des siens à la concurrence tant sa e-visibilité l’a rendue attractive sur le marché des cerveaux, d’accepter que tout n’est pas mesurable, de ne pas oublier que ce type d’incentive ne s’inscrit encore dans aucun programme de management... et que l’on n’a pas, là encore, suffisamment de recul pour en mesurer toutes les conséquences.
Extrait de A quoi ressemblera le travail demain ? par Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Editions Dunod, 16 €
A l'occasion de la période estivale, economiematin.fr vous propose les meilleurs articles de 2012 et 2013.
Article initialement publié le 10/02/2013