La faiblesse des taux d'intérêt, les niveaux record de l'épargne individuelle et les mesures de relance budgétaire et monétaire d'une ampleur historique se conjuguent pour remodeler l'environnement économique et financier mondial. La dette des gouvernements et des entreprises est plus élevée que jamais. Pour les investisseurs, la question est de savoir si l'endettement des acteurs économiques contient les germes d'une instabilité des marchés.
Il y a deux semaines, Archegos Capital Management, un family office basé à New York, a fourni un exemple d'endettement excessif. Son portefeuille d'investissement dépendait de niveaux élevés de levier financier. Une situation qui, lorsque la société new-yorkaise n'a plus pu couvrir les appels de marge de ses principaux courtiers, a déclenché des ventes massives d'actions. Lors de la ruée pour dénouer des transactions estimées à 30 milliards de dollars, Credit Suisse, Nomura et UBS ont tous perdu de l'argent. Credit Suisse a été le plus affecté et déprécie actuellement 4,4 milliards CHF d'actifs liés à cette affaire. Selon Bloomberg, il affichera une perte de 900 millions CHF au premier trimestre, réduira ses dividendes et diminuera ses rachats d'actions.
Les pertes des banques et la volatilité des marchés boursiers ont suscité de nombreuses interrogations sur un éventuel excès de levier financier. Pourtant, si l'incident Archegos a impacté les actionnaires de certaines banques, il n'a pas représenté de menace systémique pour le secteur financier.
Trop d'endettement?
Les marchés ont ignoré l'incident et continué à miser sur une reprise économique rapide. Les rendements des bons du Trésor américain reflètent cette perspective optimiste en matière de dette dans l'économie, atteignant la semaine dernière leurs niveaux les plus élevés depuis quinze mois. Les obligations de référence américaines ont ainsi grimpé à 1,74% lorsque l'administration Biden a dévoilé le 31 mars son plan de dépenses de 2250 milliards de dollars dans les infrastructures, qui vient s'ajouter aux 1900 milliards de dollars du plan de relance pandémique approuvé deux semaines plus tôt.
Si les données et tendances macroéconomiques actuelles laissent présager une robuste reprise économique, la dette détenue par les acteurs économiques tels que les gouvernements, les entreprises et les ménages doit être surveillée. Plus d'une décennie de taux d'intérêt faibles à négatifs au niveau mondial, couplés à des dépenses publiques colossales ont fait grimper les emprunts à des niveaux jamais vus auparavant. Fin 2020, la dette mondiale s'élevait à 281 000 milliards USD, soit l'équivalent de 355 % du produit intérieur brut mondial.
Pourtant, dans cet environnement de conditions financières accommodantes, la vraie question est de savoir comment les gouvernements dépensent cet argent, plutôt que de déterminer si la dette reste abordable. La Réserve fédérale continue de rassurer les marchés en affirmant que ses plans de relèvement des taux directeurs n'entreront pas en vigueur avant deux ans. Dans la zone euro, la Banque centrale européenne a dépensé 1850 milliards EUR au titre de son programme d'urgence lié à la pandémie, et déclare vouloir augmenter ses achats d'obligations.
Ces interventions soutiennent de larges pans de l'économie. Au niveau des entreprises, de nombreux secteurs expérimentent des changements possiblement permanents de leurs modèles d'affaires. L'évolution de la demande en matière de voyages et de tourisme, d'immobilier, de santé et de technologies de communication à distance génère à la fois des entreprises «?zombies?» qui survivent grâce au crédit bon marché, et des gagnants.
Pour le moment, le taux de défaillance d'entreprises se situe autour de 6,6% au niveau mondial, selon Moody's Investors Services, soit un peu plus que la moyenne de 4,3% des quatre dernières décennies et la moitié de leur pic de 2009, durant la grande crise financière.
Les credit default swaps, qui illustrent le coût de l'assurance de la dette, racontent une histoire similaire. Ils se négocient à moins d'un tiers de leur plus haut du 20 mars 2020, selon l'indice Markit CDX North America Investment Grade, et à cinq fois moins que leur pic de novembre 2008.
Les risques pour les marchés émergents
Les marchés émergents réveillent une autre inquiétude potentielle. La semaine dernière, les Nations Unies ont indiqué qu'au cours de l'année écoulée, 42 économies ont vu leur note de crédit dégradée, dont 27 marchés émergents et neuf pays parmi les moins avancés. En 2020, six nations, l'Argentine, le Belize, l'Équateur, le Liban, le Suriname et la Zambie, ont fait face à un défaut de paiement sur leur dette extérieure. Le 24 mars, la vice-présidente argentine Cristina Fernandez de Kirchner a déclaré que son gouvernement était dans l'incapacité de rembourser un prêt de 45 milliards USD au Fonds monétaire international (FMI) et qu'il en renégociait les conditions. Le pays a réaménagé 65 milliards USD de sa dette auprès de ses créanciers en 2020.
Le total des défauts de paiement et des dégradations des notes de crédit pourrait se traduire par une sous-estimation de la menace constituée par ces niveaux d'endettement, selon le secrétaire général de l'ONU, António Guterres. De nombreux gouvernements, dont le Brésil et l'Afrique du Sud, ont évité des problèmes plus graves en empruntant auprès de bailleurs de fonds nationaux à des taux d'intérêt élevés, a-t-il ajouté.
Pour nombre d'économies émergentes, les conséquences de la pandémie seront difficiles à gérer. Les « perspectives de reprise divergent dangereusement » entre les économies émergentes et les économies développées, a déclaré la semaine dernière la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva.
L'outil de l'allègement de la dette sera abordé lors de la réunion des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales du G20, agendée pour le 7 avril. À cette occasion, le G20 devrait prolonger jusqu'à fin 2021 l'initiative de suspension du service de la dette de la Banque mondiale (DSSI), d'un montant de 5,7 milliards USD, initialement prévue jusqu'en juin de cette année, a annoncé Madame Georgieva.
Néanmoins, à certains égards, les économies émergentes ont rarement paru en meilleure santé et semblent suffisamment solides pour résister à une certaine volatilité macroéconomique, grâce à une faible dépendance vis-à-vis de l'extérieur. De nombreuses nations détiennent suffisamment de réserves de change et les comptes courants de la plupart des plus grandes économies émergentes étaient excédentaires à la fin de 2020, y compris l'Afrique du Sud et l'Inde, deux des «?cinq États fragiles?» de 2013, tandis que le Brésil et l'Indonésie se rapprochent de l'équilibre. La seule exception est la Turquie, dont nous pensons que l'histoire est largement idiosyncratique.
Grâce à la maîtrise des pressions inflationnistes dans la plupart des pays dans un avenir proche, nous prévoyons des hausses de taux d'intérêt suffisamment progressives pour maintenir des conditions financières favorables, au moins jusqu'à la fin de l'année. Ces pays bénéficieront également de l'amélioration du commerce international. Dans le sillage final de la pandémie, les investisseurs devront prêter attention aux divergences en matière de discipline budgétaire dont font preuve ces gouvernements, compte tenu de leur capacité variable à financer leurs niveaux d'endettement.
Une surveillance accrue de la dette
Au fur et à mesure que les économies mondiales se normaliseront, nous pensons que la dette deviendra un critère de mesure encore plus important pour les investisseurs désireux d'évaluer la santé financière des États, des secteurs industriels et des entreprises. Cela façonnera inévitablement les opportunités d'investissement lorsque nous serons entièrement remis de la pandémie. Pour l'instant, les plans de dépenses ambitieux des États-Unis indiquent que l'objectif de ces nouveaux emprunts est d'investir dans un futur économique durable. Cela devrait avoir un effet positif sur la croissance potentielle, pouvant atteindre +0,5% par an, et augmenter la capacité du pays à rembourser sa dette.
Les programmes d'achat d'actifs des banques centrales, associés à un crédit bon marché, ont masqué les inefficiences de certains secteurs. Le levier financier est susceptible de faire apparaître de nouveaux exemples de mauvaises pratiques en matière de risque, de normes de crédit laxistes parmi les banques d'investissement désireuses de gagner des parts de marché, ou de prises de risque excessives. Par conséquent, des questions demeurent à plus long terme, et les investisseurs s'intéresseront de plus en plus au coût de la dette et à ses implications pour le système financier mondial.