Je l’ai écrit sur ce blog, la crise des réfugiés n’en est qu’à ses débuts. Les dirigeants européens, qui sont majoritairement hors sol, pensaient l’avoir maîtrisée. Mais, en appelant à l’installation de 800.000 réfugiés sur son sol, Angela Merkel a réveillé la veille hydre du continent: la peur propre aux peuples européens de disparaître sous des vagues migratoires. Dans la pratique, l’appel d’air lancé par Angela Merkel devrait susciter un mouvement de population de plusieurs centaines de milliers de migrants en quelques semaines. Savait-elle que ses imprudentes déclarations se traduiraient aussi rapidement par des déplacements de population aussi importants?
Un phénomène auquel l’Europe ne s’attendait pas
Beaucoup de commentateurs rappellent que l’Europe a connu au vingtième siècle des déplacements de population plus importants que le spectacle de ces colonnes de réfugiés remontant les routes des Balkans vers l’Allemagne (sous-entendu: ceux qui arrivent ne devraient donc pas poser problème).
En 1923, par exemple, 1,5 millions de chrétiens grecs sont chassés de Turquie et se réfugient majoritairement à Athènes, pendant que 500.000 musulmans sont chassés de Grèce. En 1945, l’expulsion de 10 millions d’Allemands d’Europe de l’Est commence (les Sudètes, mais aussi les Poméraniens ou les Prussiens). Elle va durer trois ans.
La particularité de ces mouvements (on relira ici les Journaux de guerre d’Ernst Jünger pour retrouver le spectacle des campagnes allemandes de 1945 hantées par des colonnes de réfugiés sans destination) fut toutefois de s’expliquer par un retour au pays: les Grecs ou les Allemands étaient renvoyés « chez eux ». Certes, cette représentation était largement fictive. Mais elle est d’une nature très différente du phénomène des réfugiés actuels, qui « partent de chez eux » pour aller vivre ailleurs.
La glose intellectuelle sur la permanence du mouvement des réfugiés dans l’histoire européenne est donc maladroite, dans la mesure où l’arrivée brutale d’un million de migrants est interprétée par les peuples résidents comme radicalement différente des mouvements migratoires connus depuis cent ans. Prisonniers de cette glose, les dirigeants européens n’ont pas perçu qu’il existe dans la conscience de leurs peuples un vieux réflexe enfoui sous quelques couches de narcissisme facile, et qui ne demandait qu’à se réveiller.
Ainsi, une fois passés les premiers jours d’euphorie sous les caméras postées dans les gares allemandes qui accueillaient les réfugiés, les vieux réflexes ont vite repris le dessus. Si la condition des femmes et des enfants arrivant dépenaillés dans nos villes a ému, les questions sont revenues à la charge: quel impact ces mouvements de population auront-ils sur des pays déjà battus par le vent frais de la coexistence culturelle? Alors que le débat public en France est largement monopolisé par la question du porc à la cantine, faut-il donner le spectacle supplémentaire de ces routes de l’exode, de ces autoroutes coupées pour laisser passer le flot des réfugiés?
Manifestement, aucun dirigeant européen n’avait mesuré l’impact de ces images sur la conscience européenne.
La vieille peur européenne de la mort
Bien entendu, les intellectuels hors sol qui nous dirigent sont coupés de ce vieux réflexe qui hante les peuples européens. Nichés sur une sorte de presqu’île au bout du continent asiatique, exposés à tous les vents, les Européens savent leur fragilité géographique. Ils habitent une terre bénie des dieux, au climat agréable, au sol nourricier, mais sans défense géostratégique. Attila l’avait bien compris et tous les peuples européens s’en souviennent obscurément. Les Européens ont une chose à craindre: l’arrivée des peuples nomades qui veulent occuper leur terre.
Cette angoisse est ancienne et structure notre culture populaire. Elle est au centre du mouvement impérial romain: il faut sécuriser les frontières en matant militairement les régions où des mouvements de population peuvent se produire. La guerre des Gaules en est l’un des témoins: pour éviter le chahut des tribus gauloises qui s’était terminé en 390 par le sac de Rome, la conquête militaire reste le meilleur des moyens.
A son apogée, l’empire construit un immense mur d’enceinte pour se protéger de nouvelles invasions. Loin de moi l’idée de comparer l’arrivée des réfugiés aux invasions barbares. Il n’en demeure pas moins que, dans l’esprit européen, l’histoire est d’abord une longue lutte pour sécuriser ses frontières extérieures.
On pourrait dire la même chose des Croisades, qui agitèrent pendant deux siècles les consciences populaires. L’arrivée de peuplement arabe à Jérusalem inquiète les Français du Nord, qui envoient leurs meilleures troupes pour sécuriser le flanc est de la Méditerranée. Dans le cas des Croisades, l’angoisse était nourrie par la peur religieuse d’une disparition de la civilisation chrétienne au profit du monothéisme musulman.
Ce sont ces vieilles peurs-là qui se réveillent aujourd’hui: l’angoisse d’être submergé par des populations non européennes, l’angoisse de voir notre univers chrétien disparaître au profit de l’Islam.
La petite mort du rationalisme européen
Les élites européennes peuvent stigmatiser autant qu’elles veulent ces vieilles peurs millénaristes en les qualifiant de populistes ou de tout un tas d’autres noms d’oiseaux, il se trouve que ces peurs existent et qu’elles constituent un puissant moteur politique. Si l’on reprend l’histoire du débat public européen depuis trente ans, on s’apercevra qu’elles sont au coeur des évolutions partisanes. Pas un pays européen n’échappe à leur expression électorale plus ou moins brutale ou plus ou moins directe.
Ces peurs sont-elles fondées? La question est complexe à traiter, parce qu’elle illustre malgré elle une évolution en profondeur de nos schémas socio-politiques.
Pour tous ceux qui considèrent que l’humanité et la citoyenneté sont une affaire de volonté, ces peurs sont absurdes. Autrement dit, dans un monde où la citoyenneté est attribuée à tous les humains qui vivent sur un territoire, indistinctement, le fait que les uns soient nés en Europe et que les autres soient nés ailleurs ne pose pas problème. C’est la vision rousseauiste du corps social, produit de la volonté générale. Au fond, ce qui fait une société, c’est la somme des raisons qui dominent chacun de ses membres et les différences culturelles ou religieuses ne pèsent pas.
Depuis plusieurs années, l’Europe fait l’expérience d’un phénomène nouveau: elle est appelée à accueillir parmi ses membres des groupes humains potentiellement porteurs d’un autre projet politique, qui ne fait traditionnellement pas reposer la citoyenneté sur l’expression de la volonté, mais sur l’appartenance à une religion. Dans le monde musulman, en effet, l’Etat n’existe pas sans l’Islam et la laïcité telle que nous la concevons ne peut donc avoir sa place. Il est manifeste que, depuis plusieurs années, les communautés musulmanes d’Europe sont traversées par cette prise de conscience politique dont nous mesurons mal l’ampleur et la résistance au temps.
Pour l’Européen moyen qui se promène dans les rues, cette prise de conscience politique en cours dans les minorités musulmanes est visible: entre la floraison de magasins hallal et l’expansion du voile, nos sociétés donnent à lire l’émergence de cette conscience minoritaire. Si l’on y ajoute les soutiens occultes dont cette prise de conscience bénéficie de la part des Etats du Golfe, notamment, si l’on y ajoute les catastrophes du terrorisme islamiste, on voit bien comment la tradition rousseauiste est en mauvaise posture.
Et c’est probablement cette tradition que le flot des réfugiés est en train d’enterrer pour plusieurs décennies. Les Européens touchent désormais du doigt la limite philosophique d’une conception universaliste de la citoyenneté. Alors qu’il y a cent ans cette conception justifiait que les Européens se sentent partout chez eux et colonisent à tout va, elle sert aujourd’hui à démontrer que les réfugiés sont partout chez eux en Europe et peuvent y revendiquer des droits politiques, y compris, à terme, des remises en cause du paradigme universaliste lui-même.
L’Occident disparaîtra-t-il un jour?
Et nous voici, à des degrés divers sans doute, mais personne ne peut vraiment y échapper, les bras chargés de cette question qui nous hante: l’Occident peut-il un jour mourir? Se pourrait-il que cette excroissance de l’Asie que les indo-européens, avec leur rationalisme et leur esprit conquérant, occupent depuis des milliers d’années, devienne une terre où ils seraient une minorité en voie de disparition? Se pourrait-il que la grande invasion venue d’Orient que nous craignons depuis des siècles arrive enfin?
Même obscurément, même inconsciemment, cette angoisse « populaire » rôde dans le dossier des réfugiés comme le spectre d’Hamlet. Elle est évidemment incompréhensible dans les élites rationalistes, mais c’est elle qui guide les réactions populaires épidermiques au sujet de l’Islam. Elle nous revient aujourd’hui, comme elle nous vint il y a mille ans, comme elle vint au dix-neuvième siècle, comme elle vient à chaque peur millénariste.
Le propre des grandes peurs est d’être incontrôlables. Il ne sert à rien de les nier ou de les occulter: le remède serait pire que le mal. Mieux vaut les exprimer et en débattre librement – mais si cette liberté-là heurte de front le sur-moi bourgeois des élites occidentales qui sont fidèles à leur dicton névrotique: toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Et pourtant, si nos peurs pouvaient s’exprimer, elles seraient amoindries, canalisées, et ce moment salutaire de catharsis éviterait le recours à des blindés à la frontière hongroise pour empêcher des réfugiés d’avancer.
La guerre comme façon névrotique de vaincre ses peurs? Oui, bien sûr, cela existe.
Article publié sur le blog d'Eric Verhaeghe