Après 18 mois de consultations et négociations, après la publication d’un plan de réforme, la question des retraites devient de plus en plus problématique. Les bénéficiaires d’un petit régime spécial, celui de la RATP, se proposent d’exercer à fond leur pouvoir de nuisance, en congestionnant la capitale, à partir du 5 décembre, pour une durée indéterminée. La chienlit se profile à l’horizon.
Dans cette triste affaire, la responsabilité des organisations professionnelles n’est pas mince. Mais le manque d’intelligence au plus haut niveau politique pèse d’un poids encore plus lourd. Nos dirigeants ne savent pas, ou ne veulent pas savoir, comment fonctionnent les retraites dites « par répartition » ; de ce fait, ils proposent une réforme qui modifie beaucoup de choses, sans changer l’essentiel, à savoir la règle économiquement dépourvue de tout fondement selon laquelle les droits à pension s’acquièrent en payant des cotisations au bénéfice des retraités actuels.
La France ne doit pas imiter, mais innover radicalement
Le passage de cet oukase ridicule à une reconnaissance du théorème de Sauvy, « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants », constituerait une vraie révolution, pour laquelle il vaudrait la peine de lancer une grande campagne d’explication et d’agir avec une résolution sans faille. En revanche, le seul passage aux points, qui réplique les réformes de quelques pays tels que la Suède ou l’Italie, ne propose aux Français qu’un copier-coller, avec une ou deux décennies de retard, des changements méritoires mais fondamentalement insuffisants réalisés par quelques-uns de nos voisins. La « mère des arts, des lettres et des lois », la France telle que la rêvait Joachim du Bellay au temps de la Renaissance, mérite mieux que cela. Elle n’a pas besoin d’imiter, elle peut – elle doit – ouvrir un chemin nouveau, apportant au monde quelque chose d’aussi révolutionnaire que le furent les vaccins, les antibiotiques ou la fission de l’atome.
Cette innovation radicale, c’est l’attribution des points, non pas au prorata des sommes versées aux retraités, mais en fonction des sommes et des apports « en nature » consacrés à l’investissement dans le capital humain. « Pas d’enfants, pas de retraites », le démographe Alfred Sauvy l’a bien expliqué, et votre serviteur aussi : c’est une réalité toute simple, concrète, basique, irréfutable.
La sagesse populaire dit que « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » Si ce proverbe a raison, Dieu doit rire à gorge déployée des ennuis que nous avons en matière de retraites, puisque leur cause est l’attribution des droits à pension en raison de l’activité professionnelle et en proportion des revenus qu’elle procure et des cotisations que nous versons au profit de nos aînés. En effet, si nous avions pour deux sous de bon sens, nous comprendrions que ce n’est pas parce que nous nous occupons de nos « vieux » qu’il y aura dans quelques décennies des actifs pour nous prendre en charge. Les textes législatifs et réglementaires qui font calculer nos pensions au prorata de ce que nous avons fait pour nos aînés ne sont que le témoignage attristant du manque de bon sens économique de ceux qui les ont rédigés, approuvés ou votés.
La réforme qu’il faut faire
La France doit rompre avec cet illogisme. Si Macron et Delevoye avaient compris le fonctionnement des retraites par répartition ils auraient proposé une réforme des retraites prévoyant certes l’utilisation des points comme façon de comptabiliser les droits à pension, mais disposant aussi que l’acquisition des points est liée à l’investissement dans la jeunesse. Puisque cet investissement est la source économique des revenus professionnels futurs, et donc des cotisations prélevées au profit des retraités, il doit aussi en être la cause juridique. Notre droit s’est égaré, il faut le reconnaître, en attribuant des pensions en raison des cotisations versées aux caisses de retraite par répartition, qui reversent aussitôt cet argent aux retraités. Notre législation des retraites par répartition est un contresens économique majeur, reconnaissons-le humblement !
La formule du candidat à la présidence de la République, conservée ensuite par le chef de l’État et sa cour ministérielle et parlementaire, est l’expression de cette incompréhension du fonctionnement économique de la retraite par répartition. Dire que chaque euro versé procurera une certaine fraction de points, que les droits à pension exprimés en points s’achètent en cotisant pour nos anciens, c’est montrer que l’on n’a rien compris, ou rien voulu comprendre, à la façon dont les choses se passent réellement. Emmanuel croit-il à la faribole qu’il raconte aux Français, je ne suis pas dans sa tête, je n’en sais rien, mais ce que je sais avec certitude, c’est qu’il a conforté la croyance dans un fonctionnement magique de la retraite par répartition, sans rapport aucun avec la réalité.
La réforme qu’il faut faire comporte bien un passage aux points comme instrument de calcul des droits à pension, mais aussi – et c’est la question névralgique – un changement complet du mode d’acquisition des points par rapport à ce qui se fait dans quelques pays étrangers et par rapport au projet Macron-Delevoye. Les points doivent être attribués au prorata des investissements réalisés dans ce que les économistes appellent le capital humain, autrement dit les hommes considérés comme le plus important des facteurs de production.
Concrètement, sans prétendre dresser un tableau complet, donnons quelques indications. Chaque mois consacré en partie à préparer et entretenir un futur actif, y compris les mois de grossesse, donnerait lieu à l’attribution de points. Le budget du système de formation, initiale et continue, ne serait plus alimenté par des impôts, mais par des contributions rapportant des points. Les cotisations « famille », destinées à financer les prestations familiales, ne seraient plus des versements à fonds perdus, mais des moyens d’acquérir des points. Ces cotisations productrices de points pourraient financer également l’assurance maladie des enfants et des jeunes, les congés de maternité, les frais inhérents à la grossesse et, lorsqu’elle est nécessaire, à l’aide médicale à la procréation.
Hommage à Proudhon
Parmi les auteurs du XIXe siècle ayant posé les bases de la théorie du capital humain il en est un, autodidacte, dont la clairvoyance mérite d’être rappelée : Pierre Joseph Proudhon. Au Moyen âge, Bernard de Chartres avait vu en chaque homme vivant un nain juché sur les épaules de géants, ses prédécesseurs. Proudhon a repris cette idée en écrivant : « L’homme de talent a contribué à produire en lui-même un instrument utile ; il en est donc copossesseur ; il n’en est pas le propriétaire. Il y a tout à la fois en lui un travailleur libre et un capital social accumulé. »
Il est normal que la personne qui met en œuvre ce « capital social accumulé » paye un dividende à ceux qui ont contribué à l’en doter : telle est la justification des cotisations vieillesse, dividendes versés à nos Anciens, actionnaires, si l’on peut dire, qui ont investi en nous. Faire du versement de ce dividende une sorte d’investissement donnant droit à une pension future est clairement contraire à toute logique économique. Or c’est ce qu’a fait le législateur français, et la plupart des législateurs nationaux ont fait de même. Ils ont ignoré le proverbe que cite Proudhon, proverbe qui fonde les cotisations vieillesse : « Le vase dira-t-il au potier : je suis ce que je suis, et je ne te dois rien ? ».
La contestation de la réforme des retraites que les pouvoirs publics français cherchent à mettre en place aura été utile si elle amène la Présidence, le Gouvernement et le Législateur à réfléchir un peu plus loin que le bout de leur nez, à faire autre chose que, selon l’ironique formule consacrée, « du nouveau, oui, mais du nouveau qui soit strictement semblable à l’ancien. »