Le suspense va-t-il prendre fin, saura-t-on bientôt à quelle sauce les retraites vont être assaisonnées ? Une certaine avancée a été réalisée avec la lettre du Premier ministre adressée le 10 janvier aux présidents des organisations socio-professionnelles, et par le « compromis » trouvé avec la CFDT à propos de l’âge pivot, mais nous sommes encore loin du compte, et il est probable que la France ne sera pas dotée avant très longtemps d’un système de retraites de bonne qualité. Essayons de faire le point.
1/ Le mode de fonctionnement de la retraite par répartition n’a toujours pas été légalement reconnu.
Une interview du démographe Alain Parant dans Le Figaro du 13 janvier portait pour titre, excellent résumé de ce texte : « Les naissances d’aujourd’hui feront les actifs de demain qui financeront les retraites ». Il s’agit là d’une autre formulation de ce que j’appelle le théorème de Sauvy, le grand démographe français de l’avant-guerre et de l’après-guerre, décédé en 1990 : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ».
Alain Parant rappelle fort justement qu’il y avait environ 4 cotisants pour un retraité en 1960, et qu’aujourd’hui le rapport est tombé à 1,7. Cela est dû à trois causes principales : l’allongement de la durée de vie moyenne ; la très nocive réforme de 1981, qui a fortement fait reculer l’âge moyen de cessation de l’activité professionnelle ; et la baisse de la natalité à partir des années 1970. Si le lien entre paiement des retraites futures et investissement dans la jeunesse avait été compris par nos dirigeants et législateurs, il n’y aurait pas eu la distribution inconsidérée de droits à pension décidée par les démagogues, massivement en 1981, mais aussi, par plus petites touches, au fil des ans.
Si le législateur avait eu la sagesse de proportionner les dividendes de l’investissement dans la jeunesse (les droits des retraités à percevoir une pension et à être couverts par l’assurance maladie) à l’importance de cet investissement, nous ne serions pas dans le pétrin comme c’est le cas actuellement. Mais il aurait fallu qu’il comprenne le fonctionnement réel des retraites dites par répartition, tel qu’énoncé par Alain Parant et avant lui par Alfred Sauvy. Seulement voilà : la phrase qui justifia l’exécution de Lavoisier, « la République n’a pas besoin de savants », est toujours inscrite dans les cerveaux de nos édiles. Ignorants du fonctionnement réel de la retraite par répartition, soit par simple manque de culture économique, soit par volonté inconsciente de ne pas savoir, ils légifèrent et réglementent en dépit du bon sens dans ce domaine névralgique. Certes, leurs homologues étrangers font assez largement de même, mais ce n’est pas une excuse : nos dirigeants devraient donner l’exemple de l’intelligence, et non se fondre dans le troupeau des ignorants.
Il est grand temps de comprendre qu’il n’existe aucune relation de cause à effet entre les cotisations vieillesse que versent les actifs, et les droits à pension qu’ils engrangent ce faisant, que ces droits prennent la forme de points comme à l’ARRCO-AGIRC et dans le futur régime universel, ou une forme plus compliquée comme dans le régime général actuel et les régimes spéciaux. Quand la loi se moque de la réalité économique, les conséquences de cette hubris législative sont généralement désagréables : nos difficultés en matière de retraites ont pour cause principale la croyance superstitieuse de nos hommes politiques en la toute puissance des lois. Dans la Bible il est écrit : Dieu dit « que la lumière soit », et la lumière fut. Mais l’homme ne dispose pas d’un tel pouvoir créateur. Il doit cultiver la terre à la sueur de son front, ont compris les sages d’Israël. Nos législateurs devraient s’imprégner de cette sagesse, comprendre qu’ils n’arriveront à rien de bon en faisant comme si leur parole avait des pouvoirs divins. Qu’ils abandonnent leurs superstitions et acquièrent un petit peu d’esprit scientifique, qu’ils comprennent ce qu’Alain Parant appelle « les lois d’airain de la démographie », et la France pourra progresser.
2/ La confusion est toujours totale entre règles de juste conduite et commandements ; sortons-en !
La distinction faite par Hayek entre ces deux notions est très importante. Le législateur a pour vocation de définir des règles générales, comme par exemple l’attribution des droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. En revanche, il revient logiquement à des organes exécutifs de prendre les dispositions nécessaires à la mise en pratique des règles de juste conduite.
Concrètement, s’agissant des retraites, c’est au législateur de dire que les droits à pension seront attribués au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse, et c’est à un ou à des organes de gouvernance de préciser les modes de calcul de ces droits.
Le législateur peut établir que les droits à pension prendront, dans un régime unique par répartition, la forme de points, et que ces points seront attribués au prorata des enfants élevés et des sommes consacrées à préparer leur entrée dans la vie active (investissement dans la formation des futurs travailleurs) ; il peut dire aussi que les caractéristiques particulières de certains travaux, telles que la pénibilité et la dangerosité, doivent déboucher sur des droits dans des régimes fonctionnant par capitalisation, de telle manière que soit respectée la règle générale d’attribution des droits futurs au prorata d’investissements préalablement réalisés ; il peut dire encore que les pensions seront calculées selon des règles offrant aux citoyens le maximum possible de liberté de choix et de souplesse. Au-delà, c’est logiquement à la direction générale du « régime universel » de retraites par répartition de prendre les dispositions nécessaires. Mais il convient d’éviter l’expression « régime universel » utilisée par Matignon, car elle prête à confusion : la réforme en cours concerne le régime français de retraites par répartition, pas un régime à l’échelle planétaire, ni même à l’échelle européenne.
L’organe de direction du régime français de retraites par répartition pourrait être conçu de façon assez semblable aux comités de direction des Banques centrales des pays développés. Pour les retraites, comme pour la monnaie et le crédit, une autorité indépendante du gouvernement est hautement préférable à une direction « politique », qui risque fort d’être politicienne. Certes de telles autorités peuvent faire des bêtises, comme le maintien sur longue durée de taux d’intérêt négatifs auquel nous sommes actuellement soumis en France et dans l’Union européenne, mais ces bêtises sont sans commune mesure avec celles que commettent les gouvernements et les administrations, ou encore les partenaires sociaux. Un gouverneur du régime français de retraite par répartition, dans le cadre d’une charte inspirée par celle de la Banque de France, serait autrement mieux à même qu’un cénacle de partenaires sociaux et d’hommes politiques de tenir le cap fixé par les statuts du régime français de retraites par répartition.
Concrètement, la gouvernance du régime français de retraite par répartition doit inclure toutes les prises de dispositions paramétriques : fixer le prix d’achat du point pour les contributions en argent à l’investissement dans la jeunesse (notamment les 130 Md€ destinés bon an, mal an, à la formation initiale) ; fixer le nombre de points attribuables aux parents en raison de la part qu’ils prennent dans l’entretien et l’éducation de leurs enfants ; fixer l’âge pivot (ou âge du taux plein, ou âge d’équilibre, comme on voudra l’appeler) ; fixer la valeur de service du point (celle qui s’applique en cas de liquidation à l’âge pivot) ; fixer les coefficients multiplicateurs qui seront appliqués en cas de liquidation à un âge différent de l’âge pivot (coefficients calculés en fait par les actuaires, inférieurs à l’unité en cas de liquidation à un âge inférieur à l’âge pivot, et supérieurs à 1 si la liquidation survient au-delà de l’âge pivot). Elle devra également inclure la gestion des réserves du régime unique, réserves destinées à rendre possible une action contracyclique (ne pas diminuer la distribution de pensions lorsque, la conjoncture étant mauvaise, les cotisations rentrent plutôt mal ; et ne pas l’augmenter, donc constituer ou reconstituer des réserves, durant les périodes fastes où l’économie se rapproche du plein emploi).
Conclusion : il faut savoir sortir les sortants
Le lecteur aura remarqué que les partenaires sociaux ne jouent pas un rôle de premier plan dans la gouvernance que nous préconisons pour le système français de retraites par répartition. Certes, lesdits partenaires ont joué un rôle méritoire dans la gestion des régimes, et plus particulièrement des régimes complémentaires ; ils pourront continuer à jouer un rôle dans la mise en place et la gestion des fonds de pension destinés à compenser la dangerosité ou la pénibilité de certains travaux. Mais la gestion du régime unique par répartition relève de techniciens animés par un sens très fort de l’intérêt général, comme l’équipe de direction d’une banque centrale. Les partenaires sociaux pourront toujours exprimer des avis, mais pas participer aux prises de décision. Des négociations comme celles auxquelles nous assistons actuellement entre les organisations syndicales et patronales et les pouvoirs publics, sont indignes et handicapantes.
Pareillement, les hommes politiques sont, dans ce schéma, tenus à l’écart. Le modèle Banque Centrale prend là tout son sens : on a vu ce que cela donne lorsque les rênes d’une banque centrale sont confiées aux politiciens ; inutile de faire la même expérience désastreuse avec le régime unique de retraites ! Il faudra déjà que le personnel politique fasse un très gros effort pour mettre en place la législation et la réglementation indispensables au régime français unifié de retraites par répartition ; mais lui demander cet effort sur le long terme serait comme demander à une bande de collégiens de rester des heures seuls dans une pâtisserie bien garnie sans toucher à la marchandise. Prudence est mère de sureté !