Le gouvernement Ayrault ne manquera pas de nous surprendre. Après avoir été élu sur le thème de la réforme fiscale et du «nous ferons payer les riches», il s’est entiché avec une candeur qui laisse pantois du problème de la compétitivité de l’économie française. Ce choix tactique, le gouvernement ne pouvait en ignorer la conséquence immédiate : le thème de la compétitivité, dont aucune théorie économique n’a jamais réellement élucidé le sens en soi (sauf à y voir une approche des relations commerciales internationales), est, tout le monde le savait depuis longtemps, un faux nez «marketing» pour aborder la question du coût du travail.
En effet, alors qu’il est difficile, après une longue période de stagnation ou quasi-stagnation des salaires, de défendre l’idée que les salariés sont trop payés, surtout en période de distribution de dividendes aux actionnaires, la compétitivité permet de travailler l’opinion publique par là où ça fait mal : notre protection sociale coûte trop cher, et fait perdre des emplois. Une idée assez facile à populariser auprès d’une opinion mise sous tension par la crise, et prête à des aventures de plus en plus hystériques pour se libérer de l’angoisse du chômage.
Je ne dis pas qu’il n’existe pas un problème de financement de la sécurité sociale. Et je ne dis pas non plus que limiter (ou presque) l’assiette du financement de la protection sociale aux seuls actifs n’est pas une aberration. Ces problèmes-là méritent d’être traités. En revanche, tout le monde sait qu’ils sont loin d’être l’explication binaire à la désindustrialisation de la France. Dans nos usines sur-qualifiées, les bas salaires ne sont pas la règle, et nombre d’employeurs se battent pour recruter à haut prix de la main d’oeuvre capable d’effectuer les opérations de production.
En revanche, les bas salaires sont la règle dans une multitude de secteurs qui ne seront jamais délocalisés : la propreté, la grande distribution, et d’autres menues occupations comme l’hôtellerie-restauration qui sont structurellement liées à la présence physique des entreprises sur le territoire. Ces secteurs seront les premiers bénéficiaires d’une baisse du coût du travail, et cette mesure n’aura aucun impact, dans ces secteurs captifs de la France elle-même, sur notre compétitivité globale.
En un mot, le gouvernement ne pouvait ignorer qu’en se lançant sur la piste glacée et savonneuse de la compétitivité, il s’exposait à un dérapage en beauté au premier tournant. Il faisait sienne la thématique de paille qui cachait la forêt du coût du travail, et imaginait, tel Chaperon Rouge, échapper au loup dans la gueule de qui il venait de se jeter.
Les esprits malins hésitent donc, depuis plusieurs semaines, entre l’étonnement de voir une majorité présidentielle s’engager si vite sur un terrain hostile, et l’effroi de la voir s’y embourber comme les troupes autrichiennes dans la fange spongieuse d’Austerlitz. Cet amateurisme tactique restera longtemps dans les annales de l’incompétence et des dysfonctionnements de plus en plus cruels dont souffre la démocratie représentative.
Ainsi, encore fringantes, les charges gouvernementales de cet été apparaissent pathétiques. Quel membre de l’équipe gouvernementale n’a pas alors, au moment où PSA annonçait la fermeture du site d’Aulnay, affirmé qu’on ne pouvait rien faire tant que le rapport Gallois sur la compétitivité n’était pas publié ? Ah ! Ce fameux Gallois ! Ce sauveur ! Un ancien fonctionnaire devenu président de mastodontes industriels ! Un ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, qui viendrait à la rescousse des troupes socialistes en première ligne, qui montrerait la voie...
Comment ne pas ici se souvenir du lyrisme touchant avec lequel le gouvernement annonçait alors qu’avec le 6 mai le dialogue, l’écoute, la concorde régneraient enfin au sein du peuple français, après une terrible période sarkozyenne de haine et d’affrontements ? Les semaines qui suivirent ont permis la lente distillation d’un autre état d’esprit : celui de la surdité et de la cécité, pendant que les vapeurs d’harmonie s’évanouissaient dans l’alambic du sophisme politique.
Car très vite, le gouvernement a compris sa méprise : la compétitivité est un piège qui se referme lentement. À mesure que le grognard Gallois parcourait les allées ministérielles, la faille est apparue : Gallois proposerait l’inacceptable pour la majorité parlementaire socialiste, à savoir une baisse des charges et une augmentation de la CSG et autres.
Pourquoi la majorité socialiste ne veut-elle pas de cette opération de vases communicants entre cotisations sociales et impôts ? Parce que la CSG est un impôt levé à la source, c’est-à-dire dès la fiche de paie. Conséquence : le salarié en voit tout de suite les effets, alors que même l’augmentation de l’impôt sur le revenu, par la désindexation du barème, a beaucoup plus de mal à apparaître. Les préconisations du rapport Gallois obligeraient donc à reconnaître la fin du régime des bisounours, et l’entrée dans l’ère de l’austérité généralisée.
On aura beau dire que la hausse de la CSG sera compensée par la baisse des charges, il n’en reste pas moins que cette belle mécanique ne jouera pas de façon arithmétique pour chaque Français, en particulier pour les retraités, qui ne bénéficieront d’aucune baisse de charge, et pour les bas salaires, qui sont moins « chargés » que les autres. Voilà comment les démocraties finissent : lorsque l’impopularité d’une mesure nécessaire devient un bon motif pour ne pas l’assumer. Plutôt que de sauver l’emploi, la majorité parlementaire préfère son hypothétique réélection.
Depuis plus de 10 jours maintenant, le gouvernement, si mal assis sur une majorité absolue au Parlement acquise avec seulement le suffrage d’un quart des inscrits, tente de conjurer le sortilège lancé par l’abominable Gallois. Son rapport n’est pas encore publié, qu’il est déjà enterré. Et la caution politique apportée cet été à l’impétrant se transforme peu à peu en exorcisme politique.
Pendant ce temps, le chômage explose, la France rumine ses frustrations, et l’angoisse s’installe dans les foyers. Mais pourquoi diable le gouvernement s’est-il fourvoyé dans cette galère ?