Comment un Etat, et a fortiori une entreprise, parvient-il à trouver des prêteurs qui le payent au lieu d’exiger de lui des versements d’intérêts ? Ce phénomène est moins étrange qu’il peut sembler de prime abord.
Premièrement, un agent non financier, comme un particulier ou une entreprise « ordinaire », a souvent besoin de reporter du revenu vers l’avenir, conserver un pouvoir d’achat qu’il a gagné mais qu’il ne veut pas exercer immédiatement. Cette fonction de report peut être coûteuse. Lorsque les prix sont orientés à la hausse, tout placement sous forme de créances (billets cachés sous le matelas, dépôts à vue, épargne liquide, obligations) peut déboucher sur une perte de pouvoir d’achat : même si le risque faillite du débiteur est faible, il n’est pas nul, et surtout les prix peuvent augmenter à un rythme supérieur au taux d’intérêt. L’imposition des intérêts nominaux peut aussi excéder l’intérêt réel (intérêt nominal moins taux d’inflation). Les placements « réels » (entreprises, immobilier, foncier) ne garantissent pas, eux non plus, que le report de revenu s’effectue sans pertes : ils engendrent des frais de transaction et de conservation, et leur valeur de revente, incertaine, peut fort bien déboucher sur des moins-values nominales, ou sur des plus-values nominales insuffisantes pour compenser l’érosion monétaire et les frais.
Bref, reporter à plus tard la dépense d’une partie de ce que je gagne aujourd’hui peut être une opération coûteuse, même en l’absence de taux négatifs. Mais le besoin de report est important, pour différentes raisons telles que préparer sa retraite ou détenir un pouvoir d’achat suffisant pour saisir une « bonne occasion » ou faire face à un coup dur. Les entreprises qui conservent des liquidités pharamineuses, et persévèrent dans cette politique même lorsque les banques se mettent à leur facturer des taux d’intérêt négatifs, jugent probablement que la possibilité qu’elles ont ainsi d’acheter instantanément une autre entreprise « vaut de l’or », compense largement la dépense que constituent des taux négatifs.
La situation des ménages qui ne reçoivent plus grand-chose en fin d’année au titre de leur assurance-vie dite « en euros », parce que le portefeuille obligataire de celle-ci se compose de plus en plus de titres assortis d’un intérêt minime ou négatif, n’est pas forcément plus mauvaise que précédemment, lorsqu’ils voyaient se gonfler leurs avoirs nominaux sans constater pour autant, du fait de l’inflation, une progression de leur fortune réelle. Tout cela est affaire de comparaison entre le rythme de la hausse des prix et le rendement nominal des placements effectués.
A cet égard, les épargnants peuvent s’inquiéter de voir l’inflation redresser un peu la tête, tandis que les Banques centrales accentuent leur politique de taux négatifs : depuis que ces institutions, traditionnellement attachées à la stabilité monétaire, n’hésitent plus ni à se donner officiellement un objectif de hausse du niveau général des prix, ni à gonfler prodigieusement leurs bilans, on ne sait plus si elles se situent dans le camp de la raison, ou dans celui des expérimentations hasardeuses inspirées par des modes écervelées.
Il n’a jamais été possible de compter sérieusement sur la gouvernance dont les hommes politiques ont la responsabilité, mais quelques banques centrales donnaient encore confiance. Si elles aussi nous abandonnent, nos lendemains ne seront peut-être pas aussi merveilleux que les progrès des sciences et des techniques le permettraient. Que fera Christine Lagarde à la BCE ?