Il y a 224 ans et un jour, ces infâmes jacobins qui échauffaient les esprits simples avec leurs idées incongrues avaient décidé d'abolir tous les privilèges de notre ancienne noblesse. C'était le régime féodal qui disparaissait, et que je fus contraint d'accepter, à mon grand dam.
Si je regarde le cours de l'histoire rétrospectivement, je m'aperçois que mon opposition à ce grand mouvement était une erreur: dans la grande crise financière qui frappait le royaume, j'eusse mieux soudé les Français si j'avais posé cet acte de modernité qui consistait à renoncer à ce que notre tradition monarchique avait de moins fécond, de plus sclérosant pour la prospérité du pays.
Au fond, je me crispai sur un monde ancien, sur des emblèmes et des symboles qui avaient nourri mon enfance. Mais ce monde-là était déjà mort, et être Français ne voulait déjà plus dire vivre dans un monde féodal. Il faut savoir couper les branches mourantes du corps social.
Je te parle de cet exemple, François, car je pense très solennellement que toi aussi, tu devrais faire ta nuit du 4 août et couper les branches pourrissantes du corps républicain. Je vois que, comme moi, tu essaies sans cesse de ménager la chèvre et le chou, de moderniser sans brusquer, de résoudre sans froisser, de soigner sans blesser. Mais cette façon de ne jamais vouloir renoncer à la moindre des choses qui existent est aussi une façon de refuser celles qui n'existent pas encore et dont tu as pourtant bien besoin.
Ainsi, tu fus tout entier baigné dans un monde où l'aristocratie républicaine pouvait, en se contentant d'observer une étiquette pharisienne, jouir de privilèges incommensurables auxquels les Français sont allergiques.
Au premier rang de ces privilèges, il y a le droit de mentir aux Français, de faire ce que les Italiens appellent des combinazioni. L'affaire Cahuzac t'a montré à quels risques tu t'exposes en protégeant ce droit ancien, qui repose sur un principe simple: il suffit de nier les turpitudes pour qu'elles n'existent pas. Malheureusement, ces inventions maudites comme la Toile et son cortège de transparence ont ruiné les fondements de ce privilège: non seulement, les Français exigent de savoir, mais ils ont aujourd'hui les moyens de s'informer sans lire cette presse corrompue et vendue aux grands du Royaume qui leur a si longtemps caché la vérité. Sur la Toile, ils trouvent tout ou presque de ce qu'ils veulent savoir.
Je pense notamment à cet idiot de Bartolone, qui n'a vécu que par les coulisses du pouvoir, les pourparlers de bas étage, les murmures de fond de café, les exécutions de basses oeuvres, et qui à force d'intrigues est parvenu à présider l'Assemblée Nationale. Tu eusses voulu ruiner définitivement cette démocratie représentative qui causa ma perte, que tu n'eusses pas fait d'autre choix. Ne le vois-tu s'obstiner à préserver le droit de mentir, réservé aux grands de ce monde, en combattant avec la férocité de celui qui a quelque chose à cacher, toutes les lois de transparence auxquelles tu t'es pourtant engagé?
Ton devoir, François, est d'imposer aux élus de la République la transparence sur ce qu'ils sont: leur patrimoine, leurs liens avec les clubs, les églises, les réseaux maçonniques. Que les Français sachent qui les gouvernent... Je te fais d'ailleurs remarquer que notre vieille noblesse rendait ses titres publics, quand ceux de ta République sont les plus souvent secrets.
Au deuxième rang de ces privilèges, il y a cette bureaucratie incompétente que tu protèges, en nommant des conseillers de cabinet et des directeurs d'administration centrale sans aucun contrôle et sans aucune exigence sur leurs actions. Tous ces gens qui se gavent ne rendent jamais le moindre compte sur leur gestion, sur leurs décisions. Et c'est ainsi que les dépenses de l'Etat souffrent d'une incontinence remarquable: elles ne peuvent qu'augmenter, même quand tu ordonnes leur baisse.
Je te donne un conseil, François: instaure une règle simple! Impose à tes fonctionnaires des objectifs financiers, et révoque-les s'ils ne les atteignent pas. Je ne te parle pas ici de les enfermer dans un placard ou sur un rayonnage de bibliothèque en continuant de leur accorder des émoluments confortables payés par le contribuable. Je te parle de les mettre en chômage, comme n'importe quel Français de la vraie vie.
Je suis convaincu qu'en quelques mois tu auras réglé le problème de la France.
Au troisième rang des privilèges, il y a cette étrange machine appelée école publique, qui ressemble tant au clergé du Royaume, qui devrait transmettre le savoir et l'intelligence du monde, mais qui ne transmet que l'échec et l'opacité des choses. Ouvre les yeux François: les petits Français qui sont obligés de subir les avanies de cette école apprennent de moins en moins bien à lire, à écrire, à comprendre le monde.
Qui s'occupe de cela, dans ton régime? Qui a aujourd'hui autorité pour demander à tes prêtres, à tes hussards noirs de la République, ce qu'ils font du salaire que les Français leur versent?
Ton clergé est aussi obscurantiste et nocif que le mien en mon temps. Et je dois reconnaître que les Jacobins eurent bien raison de mettre fin à ses privilèges, ne serait-ce que pour le réveiller et le stimuler. Un peu plus d'études et de rigueur, un peu plus d'engouement pour le salut des âmes, et un peu moins de souci pour la bonne chair et l'amélioration des conditions temporelles: voilà qui fit la force du clergé quelques années plus tard, lorsque l'infâme corse fut envoyé à Sainte-Hélène.
Il est temps, François, que tu te préoccupes sérieusement d'abolir les privilèges de ton clergé, car il est un poids mort pour la France, coûteux et nocif. Je ne t'invite pas à sanctionner tel ou tel prêtre en particulier. Je t'invite à mettre fin à un régime d'exception où les fautes ne sont jamais punies, et où le salut des âmes n'est que la dernière des préoccupations quand le bien-être du clergé en est la première. C'est l'inversion de cet ordre qu'il faut faire: que tes prêtres s'occupent d'abord de leur enseignement, et qu'ils s'occupent d'eux-mêmes ensuite. Et le savoir sera transmis.