Le monde du livre est un monde sinistré. Où plus, un monde momifié à la française.
Ce monde momifié meurt doucement mais surement (-1,5% d'activité en moins pour les libraires en 2012). De faillites retentissantes (Virgin) à une rentabilité médiocre, chaque acteur (éditeur, imprimeur, distributeur, libraire) retient son souffle dans une mauvaise humeur généralisée. Le monde du livre est loin d'être disparu (2500 points de vente, 10 000 éditeurs (avec environ 20 grandes maisons ayant plus de 5000 titres chacune) et quelques dizaines de distributeurs (souvent adossés à une grande maison d'édition)) mais son déclin est palpable.
Amazon : le coupable idéal
Et dans cette ambiance crépusculaire, un coupable est tout trouvé : Amazon. Car Amazon a tout pour être détesté dans ce monde du livre : Il gagne de l'argent, il gagne des parts de marché (La moitié des 11% de la distribution par Internet), il est énorme (48 milliards de $ de chiffre d'affaire en 2011) et il innove. Chacune de ces caractéristiques illustrant en creux les ratés du monde momifié du livre à la Française que le syndicat de la librairie français représente si bien et dont la principale réaction face aux changements en cours est de se tourner encore davantage vers l'Etat dans un secteur où il est déjà beaucoup trop présent.
Amazon a, il est vrai, l'avantage d'optimisations fiscales –légales- au sein de l'UE et parfois de subventions –légales mais absurdes, mais ces avantages ne sont pas les raisons de son succès. La réalité est qu'Amazon, tant du coté client que du coté fournisseur, est à la pointe des innovations du secteur du livre dans de nombreux domaines. Ces innovations ne sont pas propres à Amazon (d'autres acteurs sont présents en France comme fnac.com, chapitre.com et decitre.fr par exemple), mais cette entreprise fait partie de celles qui utilisent toutes les nouvelles innovations de manière la plus aboutie.
Et contrairement à l'argumentaire, en particulier de certains libraires menacés dans leur activité, ces innovations n'est pas une menace pour la culture, pour la diversité des livres ou pour les petits éditeurs mais au contraire un avantage considérable.
Les nouveautés ne manquent pas sur le marché du livre
Le marché du livre croule sous la production. On compte 64000 nouveautés par an en France, dont 15000 titres uniquement en littérature, ces nouveautés s'ajoutant à un catalogue de plus de 600 000 titres. Devant ce raz de marée, les grands éditeurs disposent d'un avantage considérable. Eux seuls disposent de commerciaux pouvant se rendre dans toutes les libraires françaises, eux seuls peuvent prétendre à avoir systématiquement accès aux présentoirs des grands réseaux de librairies, eux seuls disposent de la logistique permettant de gérer l'infinie complexité des contraintes imposées par les réglementations commerciales propres au monde du livre (retour des invendus, délais de paiements). Et cela d'autant plus que la concentration est très importante dans ce secteur (Hachette livre et Editis représentent plus d'un tiers à eux seuls de part de marché).
Les distributeurs Internet, et Amazon en premier lieu, mettent petits et gros sur une même, immense, devanture. Tapez les mots clés les concernant, et le livre de cuisine ou de théâtre d'un petit éditeur se retrouvera sur le même plan que les éditeurs les plus importants. Là où, dans une libraire classique vous n'auriez probablement pas eu la chance de tomber par hasard sur ce livre de cuisine édité par une petite entreprise bretonne, Amazon vous le présente en 2 clics de souris. Un libraire passionné aura bien sûr à cœur de présenter des ouvrages variés, mais par définition ses conseils s'arrêteront à ses connaissances ou ses coups de cœur propres.
Mais les avantages de la distribution Internet ne s'arrêtent pas là pour un petit éditeur.
Il y a aussi sur Amazon, coté vendeur, une interface simple pour vendre le livre, avec plusieurs formules d'abonnement suivant le volume, ou suivant si l'expédition se fait par Amazon ou par l'éditeur. Pour des entreprises aux moyens limités, la gestion via Amazon reste sensiblement plus simple que la gestion au cas par cas avec des dizaines de petits libraires. Il ne s'agit pas de dire que cette solution n'a que des avantages. Amazon peut modifier des tarifications unilatéralement, à un service client par boite vocale (tapez 1, si vous êtes... tapez 2, si vous voulez...) où parler à un être humain est de l'ordre de l'impossible. Au final, pour beaucoup de micro et petits éditeurs, en tenant compte du temps de gestion et des frais, la vente par Internet a souvent une rentabilité supérieure à celle passant par des distributeurs et libraires.
Les libraires impuissants face aux nouveaux mode de fabrication des livres
Autre aspect en faveur d'Amazon : les nouveaux modes de fabrication des livres. Auparavant, les choses étaient simples, l'éditeur imprimait un premier stock de 500, 1000 ou 10000 livres puis les écoulait au fur et à mesure. L'impression à la demande est en train de révolutionner ce processus. Aujourd'hui la technique permet d'imprimer un seul exemplaire d'un livre au moment même de la commande avec une qualité bluffante, un coût limité et un délai de quelques heures. Et Amazon (avec d'autres comme lightning source par exemple) propose ce service grâce à une interface d'une grande simplicité permettant l'impression et la distribution dans la foulée d'un ouvrage.
Enfin pour le marché de l'occasion, les distributeurs Internet démultiplient les avantages du bouquiniste. Que cela soit une édition épuisée ou un livre à moindre coût, il est extrêmement facile de trouver l'ouvrage de seconde main désiré, là où auparavant seules de longues recherches chez un bouquiniste permettaient de le trouver. D'autant plus qu'aujourd'hui Amazon incite les particuliers à vendre leurs propres exemplaires.
Enfin, la révolution numérique et ses ebooks, qu'Amazon a pris très amont, est en train petit à petit de rattraper le marché des livres papiers, marché du livre numérique où par définition les libraires n'ont pas grand-chose à offrir. Au final, en 2012 aux USA en pointe dans la révolution du livre, le secteur de l'édition a progressé de 6%.
Toutes ses innovations ouvrent aussi la voie à l'autoédition professionnelle où la sélection est effectuée par les lecteurs et la réputation Internet et non par des intermédiaires professionnels. Là, encore, elle prend une ampleur importante aux USA.
Face à ces vagues d'innovations, dont une partie était prévisible depuis une décennie, le milieu du livre français est resté largement inerte. Les mesurettes dérisoires et dirigistes du ministre de la Culture –interdire à Amazon de faire cadeau des frais de port, ou subventionner, témoignent que cette approche n'a pas changé : interdire ou limiter la concurrence au lieu d'innover, forcer le prix des livres à la hausse, choisir à la place des lecteurs au lieu de s'adapter et changer l'approche du métier de libraire.
Amazon n'est pas parfait et sera à son tour concurrencé par des services plus pointus ou moins chers, mais hélas, ce n'est pas dans du monde du livre français que vendront ces nouvelles façons de voir le livre. D'ici quelques années, c'est à l'étranger que nous découvrirons les libraires du XXIè siècle.
« La menace qui pèse sur Flaubert et Debussy ne vient pas des dinosaures de Jurassic Park mais de la bande de petits démagogues et chauvinistes qui parlent de la culture française comme s'il s'agissait d'une momie qui ne peut être retirée de sa chambre parce que l'exposition à l'air frais la ferait se désintégrer. »
Mario Vargas Llosa – Prix nobel de littérature