L'émir du Qatar rend visite à Emmanuel Macron ce vendredi 6 juillet 2018. La rencontre devrait relancer les relations bilatérales entre les deux pays. Pour la France, la carte du Qatar peut se révéler une manoeuvre intelligente pour contrer les ambitions hégémoniques de l’Arabie Saoudite sur la région.
On a beau dire, les faits et les réalités diplomatiques sont têtus. Même si Emmanuel Macron se fait l’apôtre du multilatéralisme, les relations bilatérales demeurent essentielles dans l’ordre international, même si elles sont moins apparentes ou moins spectaculaires que les grands sommets médiatisés.
Dans cette sorte de couche basse qui continue à structurer l’ordre (ou le désordre, selon les points de vue) mondial, la controversée relation avec le Qatar constitue un atout que la France a tout intérêt à conserver, et même à utiliser avec astuce. Elle permet en effet de contrebalancer l’influence excessive que l’Arabie Saoudite entend exercer sous la protection du puissant allé américain.
Le Qatar, meilleur ennemi de l’Arabie Saoudite
C’est au début de l’été 2017 que l’Arabie Saoudite et ses alliés régionaux ont décidé d’imposer un blocus au Qatar. L’histoire dira un jour les raisons cachées de cette décision désormais portée devant la Cour Internationale de Justice. Officiellement, et dans la foulée de la première sortie internationale de Donald Trump à l’étranger, les pays du Golfe reprochaient au Qatar de pencher dangereusement en faveur de l’Iran, le grand concurrent de l’Arabie Saoudite dans la région.
Petit État de 2 millions d’habitants dont le seul voisin terrestre est cette fameuse et inquiétante Arabie Saoudite, peuplée de près de 30 millions d’habitants, le Qatar résiste pour préserver ses marges d’action et de liberté face à celle-ci. Ce combat est d’autant plus vital que les prétentions de Mohammed Ben Salmane, alias MBS, prince héritier de la dynastie saoudienne, paraissent aujourd’hui dangereusement capricieuses pour l’équilibre régional. Or, par son histoire dominée depuis deux siècles par les familles al Khalifa et al Thani, le Qatar s’est forgé un destin très différent de celui de l’Arabie Saoudite.
C’est précisément cette divergence que la France a intérêt à exploiter. L’identité qatarie oblige l’émirat à ne pas mettre tous ses oeufs dans le panier américain, même s’il héberge le commandement américain pour la région. D’où une politique extérieure pour le moins originale dans la région. Ainsi, le Qatar a signé, le 25 octobre 2017, un accord de coopération militaire avec la Russie. En outre, il a la bonne idée d’acheter des armes françaises…
Quelles initiatives françaises sont encore possibles au Moyen-Orient
Pour la France, il est vrai que la partie qui se joue n’est pas forcément simple.
D’une part, il est de notoriété publique que l’alliance opérationnelle avec l’Arabie Saoudite structure, pour le meilleur comme pour le pire, notre stratégie dans la région. Rappelons que c’est Alexandre de Marenches, alors patron du SDECE, qui a pris l’initiative de créer le Safari Club, en 1976, par lequel Américains et Européens ont utilisé l’Arabie Saoudite pour financer leurs opérations les moins avouables. Les services américains rentraient alors dans une ère de contrôle renforcé par les élus, et les expéditions étrangères paraissaient insoutenables aux yeux d’une opinion publique traumatisée par la guerre du Viêtnam et les différentes opérations de la CIA en Amérique du Sud.
Le recours à l’Arabie Saoudite comme exécuteurs arrangeaient à l’époque tout le monde, et la France fut la première à en prendre l’initiative. On connaît la suite malheureuse de cette affaire : l’invasion soviétique en Afghanistan fut le prétexte au financement d’une guérilla salafiste par l’Arabie Saoudite, dont l’émergence de Daesh est le lointain écho.
Sortir de cette logique, aujourd’hui, est tout sauf simple….
La question des droits de l’homme au Qatar
Autre point sensible : les choix politiques intérieurs et religieux du Qatar. Le soutien probable apporté au Hamas est urticant pour les Occidentaux, et les atteintes à la liberté d’expression, comme le maintien de la charia, ne sont pas de nature à rendre l’alliance avec la Qatar complètement simples à expliquer aux opinions publiques. Sur ce point, Emmanuel Macron ne peut pas complètement faire comme si les reproches adressés à l’Arabie Saoudite ne concernaient pas aussi le Qatar.
Dans la pratique, le Qatar peut toutefois se targuer d’un effort de modernisation appréciable depuis la prise de pouvoir par Hamad bin Khalifa Al Thani, en 1995. Les droits des femmes ont notamment été améliorés. Le Cheikh Tamin ben Hamad Al Thani, arrivé au pouvoir en 2013 à la suite de l’abdication de son père, a promulgué l’été dernier une loi protégeant les travailleurs étrangers contre la tentation esclavagiste des natifs.
Ces efforts méritent d’être pointés pour étayer la carte qatarie dans notre stratégie internationale.
Développer un autre équilibre régional au Moyen-Orient
Dans tous les cas, l’intérêt de la France reste d’offrir des alliances sérieuses et utiles aux pays du Moyen-Orient qui ne souhaitent pas rompre avec les États-Unis, mais qui préfèrent garder des marges d’indépendance vis-à-vis d’eux et de l’Arabie Saoudite, puissance régionale encombrante et qui suscite beaucoup de méfiance. Le Qatar fait partie de ceux-là et des bons principes de Realpolitik incitent donc à proposer une alternative crédible à l’émirat.
Reste à donner, tôt ou tard, une profondeur stratégique suffisante à cette politique dont le bon sens voudrait qu’elle se substitue au trop toxique Safari Club.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog