Le gouvernement vient de prendre un décret qui allège la charge fiscale pour les sportifs les plus riches, alors même qu’une remise en cause des « aides aux entreprises » est annoncée pour réduire la dépense publique et que l’affaissement de la croissance obligera à des arbitrages budgétaires compliqués. La mesure est prise dans l’indifférence générale, qui montre l’extrême tolérance des Français vis-à-vis de l’enrichissement des sportifs à comparer à leur intolérance vis-à-vis des chefs d’entreprise.
Le décret du 1er août 2018 relatif à l’exploitation commerciale de l’image, du nom et de la voix des sportifs et entraîneurs professionnels est une aubaine pour les quelques centaines de sportifs de haut niveau les mieux rémunérés. Publié dans la torpeur estivale, il applique une disposition de l’oubliée loi Braillard de 2017 restée lettre morte jusqu’ici faute d’un décret pour lui donner vie.
Dans la pratique, ce système consiste à défiscaliser les droits perçus par les sportifs dans le cadre des campagnes publicitaires dont ils sont les emblèmes. Ainsi, alors que leurs salaires continuent d’être fiscalisées, le produit de ces campagnes peut leur être versé, sous réserve d’un accord collectif dans leur fédération, « hors rémunération », c’est-à-dire hors impôts.
Cette mesure d’optimisation fiscale ferait hurler les défenseurs de l’impôt si elle s’appliquait à des chefs d’entreprise. Curieusement, parce qu’elle s’applique à des sportifs, elle ne soulève pas de commentaire particulier.
Les riches sportifs en pleine concurrence internationale
On reprend ici le vieil adage pascalien: vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Tous les arguments qui servent à disqualifier l’optimisation fiscale pour les « plus riches » sont ici retournés méthodiquement pour expliquer que, s’agissant des sportifs, tout ce qu’on considérait comme faux hier, est vrai aujourd’hui.
Ainsi, il est évident que le régime fiscal des rémunérations les plus élevées en France pousse à l’exil. Lorsqu’il s’agit d’investisseurs ou de chefs d’entreprise, les étatistes n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer l’incivisme de ces traîtres qui quittent leur pays pour des raisons bassement matérielles.
En revanche, lorsqu’il s’agit de sportifs, il semble naturel de consentir à d’importants allègements fiscaux pour éviter qu’ils ne quittent la France. Et là, pas d’invocation de la solidarité dont ils devraient faire preuve vis-à-vis des plus pauvres. Personne ne s’offusque que des jeunes gens qui gagnent parfois des dizaines de millions d’euros chaque année exigent d’importants rabais fiscaux pour continuer à exercer leur talent en France.
Vérité pour les riches sportifs, erreur pour les riches entrepreneurs
Il faut ici tâcher de comprendre pourquoi les Français sont absolument intolérants à l’amélioration de la situation fiscale des entrepreneurs, et parfaitement tolérants au même sujet chez les sportifs. Car il y a un paradoxe dans le traitement de chaque situation.
Souvenons-nous des polémiques annuelles sur la rémunération de Carlos Ghosn. Les 6 ou 7 millions que l’intéressé gagne font systématiquement hurler l’opinion publique. Pourtant, quand Carlos Ghosn prend les rênes de l’entreprise en 2009, le chiffre d’affaires est tombé à 33 milliards € et Renault vend à peine 2,3 millions de voitures. En 2017, le chiffre d’affaires passe la barre des 45 milliards €, et Renault annonce le chiffre record de 3,7 millions de voitures vendues.
Sur la seule année 2017, Renault a augmenté ses ventes de 8,5%. Voilà qui est très bon pour l’économie française. Mais ces belles performances ne semblent pas devoir profiter au patron de l’entreprise… qui emploie tout de même plus de 120.000 personnes et participe à toutes les politiques de l’emploi.
Inversement, un Neymar est rémunéré 36 millions € par an, c’est-à-dire six fois plus que Carlos Ghosn, et le gouvernement nous annonce un allègement fiscal pour lui. Pourtant, il ne crée pas d’emploi et son activité ne structure pas l’économie française…
Allez comprendre!
Le mythe de l’entrepreneur profiteur face au travail collectif
Derrière cette disparité de traitement se cache évidemment la différence de représentation typique de l’opinion française sur l’origine de la richesse de chacun, et sur sa nature.
Dans le cas de l’entrepreneur, un vieux réflexe français, nourri de préjugés prétendument marxistes, décrète une suspicion générale. La France, héritière des communautés agricoles qui l’ont fondée et façonnée, se méfie toujours de ces fortunes industrielles qui se bâtissent à l’usine. Le fait qu’une ou quelques individualités s’enrichissent grâce au travail des autres et pas seulement du leur, est un fait en quelque sorte de contre-culture pour les vieux paysans dont nous héritons.
Qu’on le veuille ou non, la France n’a jamais aimé la grande industrie pour cette raison. La richesse, en France, doit être répartie entre tous, parce que la construction même du pays s’est fondée sur ce principe. La seule exception tolérée était réservée à la noblesse et au clergé, avec les naufrages que l’on sait à partir de 1789. Dans cet ensemble, l’entrepreneur est rapidement perçu comme un accapareur des biens du peuple.
D’où l’appétence française pour la redistribution.
Le mythe du sportif gladiateur et l’individualisme français
Inversement, le sportif de haut niveau est une sorte de preuve vivante selon laquelle la prouesse individuelle existe.
Autant Carlos Ghosn est suspect de s’enrichir sur le dos de ses pauvres ouvriers, d’usurper sa réussite en s’appropriant celle des autres, autant le sportif de haut niveau est crédité de sa performance individuelle, qui le rend légitime à s’enrichir. Quand les Français regardent leur équipe de football jouer un match, ils considèrent que ceux qui font la victoire, ce sont les joueurs et pas le sélectionneur, ni le président du club ou de la fédération. Et ils applaudissent au fait que « l’artiste », vécu comme travailleur de terrain face à ses élites, celui qui marque un beau but, soit récompensé pour sa performance.
On reconnaîtra ici les catégories de pensée un peu brutes de décoffrage de la France contemporaine.
D’un côté, il y a la grande entreprise mondialisée où la performance ne peut être que collective et où le patron est forcément, peu ou prou, un usurpateur. Ce n’est pas lui qui serre les boulons sur la chaîne, donc son travail est par nature moins important que celui des « petits » qui oeuvrent au jour le jour.
D’un autre côté, il y a le travailleur, dont le sportif de haut niveau est une figure sublimée, qui livre son combat au jour le jour pour gagner sa pitance. Et celui-là peut être payé sans limite : il a bien mérité son argent. En lui, le Français salue la performance individuelle.
De là à dire qu’en France, seul l’enrichissement par le travail individuel est légitime ou vécu comme moral, et que toute oeuvre collective doit condamner ses acteurs à une forme de modestie ou de sobriété, il n’y a pas loin.
Homo festivus, homme riche
On ne peut évidemment conclure cette petite flânerie sur les avantages fiscaux des sportifs de haut niveau sans replacer la question dans le triomphe contemporain de ce que Philippe Muray appelait l’homo festivus. Dans une société privée de sens et infantilisée par la fin de l’histoire, le sportif de haut niveau tient une place à part. Il réalise une sorte d’idéal absolu, celui de la performance sportive dans la communion festive du stade érigée en mode de vie. Son exaltation sans limite n’est donc pas surprenante. Le sportif de haut niveau incarne le bien parfait que l’empire de la morale idéalise.
Il est intéressant ici de se demander pourquoi le chef d’entreprise incarne l’inverse. Pourtant, ce dernier est un créateur d’emplois qui dispense, par sa prise de risque individuelle, du bien collectif. Mais les Français se plaisent à le taxer du contraire.
C’est peut-être un signe supplémentaire de notre aversion pour l’histoire. Le sportif se contente de jouer sur un stade et, en dehors du fric qu’il se ramasse, il ne capitalise rien. Le chef d’entreprise, lui, construit l’histoire, même tout petitement le plus souvent, mais il construit. Il transforme irrémédiablement la réalité. Il change le monde en creusant son sillon.
C’est aussi cela qui le rend urticant. Les Français aiment que l’action individuelle ne serve qu’à la beauté du geste. Qu’elle soit un moment d’émotion. Ils n’ont plus envie de revenir dans l’histoire qui produit des sens et qui demande de la constance dans l’effort.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog