Quand la trêve des confiseurs s’est enclenchée à la veille de Noël, certains gérants croyaient encore au rally de fin d’année.
La séance du 23 décembre leur avait redonné espoir : que les banques centrales gardent le contrôlent… qu’elles continuent d’administrer les prix des actifs "à la soviétique"… que l’or ne fasse d’ombre ni à l’euro ni au dollar… que les investisseurs se contentent de profits d’entreprises toujours plus minces tout en continuant de faire grimper les multiples de capitalisation… que le prix du pétrole reste ancré entre 35 $ et 50 $ pour très longtemps… Pour résumer, que rien ne change en 2016 — sans quoi cela tournera vite au désastre.
Et surtout, ne pas provoquer de secousses car le problème des dettes high yield, c’est comme de la nitroglycérine. Le moindre choc, la moindre étincelle… et vous connaissez la suite.
Il n’y a pas que les dettes high yield — typiquement l’encours des prêts aux exploitants de pétrole de schiste. Il y a aussi la bulle du crédit automobile, la bulle de la dette étudiante, la bulle des dettes émergentes (surtout celles libellées en dollar), puis d’autres bulles récurrentes qui menacent de gâcher la fête jusqu’aux lieux de villégiature les plus paradisiaques et les plus prisés des américains.
Fin 2015, pendant que je circulais d’île en île dans les Grandes Antilles (de St Martin à Antigua et Barbuda, en passant par Montserrat ou St Kitts et Nevis), j’ai eu un peu de temps pour jeter un oeil à la presse locale. A chaque escale, c’est Porto Rico qui faisait les gros titres… parce qu’un immense péril la menace en ce début d’année 2016. Ce n’est pas un cyclone de catégorie 5 mais quelque chose de bien pire, de bien plus impitoyable et de bien plus dévastateur !
Porto Rico, submergée par une marée noire de mauvaises dettes est menacée de faillite. Ses créanciers, qui sont presque exclusivement de grands fonds de pension américains à la recherche de hauts rendements, ont dégainé les couteaux à cran d’arrêt. Ils sont prêts à désosser le pays… comme les termes des emprunts accordés début 2014 les y autorisent.
Quand les choses tournent mal
?Porto Rico dispose d’un statut hybride : ses 8,5 millions d’habitants — dont cinq millions vivent sur le sol américain, majoritairement en Floride — possèdent un passeport US ; la devise officielle est le dollar… mais il ne s’agit pas du "51ème état" car le système fiscal et budgétaire local est bien distinct de celui des Etats-Unis.
Ce fut longtemps un avantage : de nombreuses multinationales américaines s’y voyaient proposer un régime d’imposition des bénéfices très allégé. Cependant, le Congrès US décida d’y mettre fin en 2006, plongeant l’île dans une spirale de récession économique et d’endettement pour cause de délocalisation de nombreuses multinationales vers d’autres paradis fiscaux.
Après une première chaude alerte au défaut de paiement généralisé fin 2013, le problème de dette avait été résolu temporairement par — devinez quoi — encore plus de dettes high yield. Il s’agissait dès l’origine de junk bonds version 2.0… et tous les souscripteurs (à commencer par les gérants des plans d’épargne retraite des fonctionnaires de municipalités américaines également en faillite) le savaient pertinemment.
Ils se sont pourtant jetés dessus comme des furets sur une couvée de poussins de trois jours, appâtés par une exemption de fiscalité sur les revenus de ces dettes pourries et la possibilité de dicter leurs conditions en termes de garanties au gouvernement de San Juan (la capitale de Porto Rico). Ce sont maintenant 73 milliards de dollars de dette en catégorie junk qui se retrouvent potentiellement en défaut, car San Juan a déjà épuisé toutes ses réserves de liquidités et commence à siphonner les fonds de retraite locaux. Voilà qui évoque par de nombreux aspects la situation de la Grèce — d’autant que Porto Rico ne peut pas non plus dévaluer sa devise, qui est le dollar.
Et maintenant ? ?
La prochaine étape, ce sera le shutdown, c’est-à-dire le non-paiement des fonctionnaires, puis la fermeture des services publics, puis la suspension du paiement des retraites. Car à la différence de la Grèce, Porto Rico ne peut pas restructurer ou répudier sa dette. Elle ne peut pas non plus se mettre sous la protection de la loi américaine sur les faillites applicables aux collectivités locales ou territoriales (ce qui met un terme provisoire aux exigences des créanciers)…car l’île n’est pas un état américain.
Seul le Congrès US pourrait décider de changer les choses mais les créanciers jetteraient toutes leurs forces dans la bataille pour empêcher tout changement de la règle du jeu en faveur du débiteur… et ils auraient de grandes chances d’en sortir vainqueurs. Qu’est-ce qui attend Porto Rico d’ici le mois de mars, l’ultime limite fixée pour trouver une solution que chacun sait introuvable ?
Probablement un mélange de solutions grecques et chypriotes : hyper-austérité, effondrement des services publics, confiscation de l’épargne. Il en résulterait un exode massif vers la Floride et des risques de troubles sociaux nécessitant l’intervention de l’armée américaine dans l’île (avec quoi San Juan en faillite va-t-elle désormais payer la police ?).
Voilà qui ferait désordre à quelques mois des présidentielles… et ternirait fortement la fin du second mandat de Barack Obama. Les habitants de Porto Rico ont de quoi être doublement en colère. D’abord parce que c’est une décision unilatérale du Congrès US qui a mis l’économie de l’île à genoux il y a 10 ans… Ensuite parce que ce même Congrès a voté en novembre une extension du plafond de la dette américaine qui met les Etats-Unis à l’abri d’une impasse budgétaire jusqu’en 2017 (c’est-à-dire jusqu’à l’investiture du ou de la futur(e) président(e).
Si Porto Rico pouvait elle aussi se voter une rallonge de crédit gratuit, faire tourner la planche à billets… son problème serait résolu pour quelques mois ou quelques trimestres, histoire de refermer en douceur la page des présidentielles de novembre prochain. Inutile d’y compter, la Fed ne doit rien à Porto-Rico… La solution va donc probablement consister à faire trainer le dossier "à la grecque", avec le versement de quelques avances de trésorerie, histoire d’éviter le constat d’un défaut de paiement, le temps que des experts fassent mine d’élaborer une solution avec les créanciers.
Une solution tout à fait à l’image des voeux des gérants en ce début d’année 2016 — et qui se résume à la devise "extend & pretend" (repousser le problème tout en le prétendant résolu), ou "kick the can down the road", c’est-à-dire continuer de shooter dans la canette jusqu’au bout de la rue… en attendant de trouver une bouche d’égout pour l’y faire disparaître.
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