C’est devenu un grand classique de la période budgétaire. Chaque gouvernement se demande comment réaliser des économies sur la politique familiale, sans jamais interroger son principe, alors que la Nation y consacre 3% de son PIB. La décision de moduler les allocations familiales, prise par le gouvernement le 16 octobre, complexifie l’architecture générale du système en ajoutant encore à la confusion des objectifs.
Que des solutions de garde diversifiées soient déterminantes dans la capacité des parents à exercer des choix rationnels est une évidence. En revanche, les diverses aides monétaires accordées aux familles, et singulièrement le quotient familial, sont beaucoup plus contestables. En effet, la corrélation entre allocations familiales et taux de natalité a été invalidée par de nombreux chercheurs, tels que récemment Camille Landais. Les exemples étrangers tendent à confirmer cette impression d’aléa : l’Allemagne consacre des fortunes aux allocations familiales sans parvenir à redresser son taux de natalité, tandis que l’inverse est vrai aux Etats-Unis. Nulle part on n’observe que des parents décideraient de leur nombre d’enfants pour toucher de l’argent !
Il faut inverser la logique actuelle : plutôt que financer la famille pour qu’elle puisse garder son train de vie avant enfants[1], financer l’enfant (par le truchement de ses parents) pour que le minimum nécessaire à son éducation soit garanti.
Une vision d'ensemble
Reprenons et clarifions les termes du débat. On peut décomposer l’aide financière apportée aux familles en trois blocs : les aides universelles apportées à toutes les familles indépendamment du niveau de leurs ressources financières ; les aides réservées aux familles démunies ; les avantages fiscaux réservés aux familles aisées. Le bloc commun est constitué des allocations familiales et des majorations pour âge, qui jusqu’à présent ne dépendent aucunement du niveau de ressources des parents. Les familles démunies et modestes bénéficient d’un différentiel de RSA par enfant, de l’allocation de rentrée scolaire et du complément familial à partir du troisième enfant. L’avantage fiscal est constitué par le quotient familial, dont l’effet est plafonné à 1500 euros par an pour le premier et le deuxième enfant, à 3000 euros annuels par enfant à partir du troisième. Pour être exhaustif, mentionnons également l’existence pour les fonctionnaires d’un supplément familial de traitement (SFT) qui est versé sur la fiche de paye des parents en fonction du nombre d’enfants.
Le niveau des allocations familiales, comme du RSA, dépend du nombre d’enfants. Les premières évoluent entre zéro pour un enfant unique et 166 euros mensuels par enfant à partir du troisième, le différentiel de RSA est de 153 euros pour le premier enfant d’un couple, de 255 euros pour le premier enfant d’une personne seule, de 38 euros pour le troisième enfant. Des règles pas totalement intuitives commandent la coexistence des diverses allocations, sans oublier d’y ajouter des considérations sur l’éventuelle perception d’aides au logement…
Le rapport LIBER, un revenu de liberté pour tous, disponible sur le site Internet de GenerationLibre, détaille une partie de ces calculs et explique que l’aide publique évolue entre 50 euros pour l’enfant unique d’une famille des classes moyennes et 400 euros par enfant à partir du troisième d’une famille aisée. Pour l’ensemble des familles, l’aide moyenne par enfant est de l’ordre de 200 euros par mois.
Nous souhaitons corriger le tableau un peu fantaisiste publié par l’iFRAP le 09/10, en affichant les montants annuels des trois catégories d’aides financières en fonction du revenu net imposable, pour des couples avec trois enfants. Les deux dernières lignes, correspondant à des revenus plus élevés, sont dupliquées pour montrer l’impact de la réforme décidée par le gouvernement le 16 octobre.
Net imposable | Allocations familiales | RSA + CF + ARS | Quotient Familial | TOTAL | + SFT si fonctionnaire |
0 | 3 541 | 3 316 | 0 | 6 857 | 0 |
SMIC : 13 544 | 3 541 | 3 316 | 0 | 6 857 | 2179 |
28 112 | 3 541 | 2 765 | 915 | 7 221 | 3063 |
37 656 | 3 541 | 2 020 | 1 590 | 7 151 | 3370 |
74 069 | 3 541 | 0 | 5 611 | 9 152 | 3370 |
99 968 | 3 541 | 0 | 6 000 | 9 541 | 3370 |
Deux dernières lignes modifiées par la réforme annoncée le 16/10/2014 : | |||||
74 069 | 1 770 | 0 | 5 611 | 7 381 | 3370 |
99 968 | 885 | 0 | 6 000 | 6 885 | 3370 |
Note 1 : la 3ème colonne additionne différentiel RSA, complément familial et allocation de rentrée scolaire
Note 2 : la dernière colonne (Supplément Familial de Traitement) s’ajoute pour la fonction publique
On constate que pour trois enfants, un couple de revenus élevés comptant au moins un agent de la fonction publique perçoit actuellement un avantage financier annuel de presque 13.000 euros alors qu’un couple au RSA est limité à moins de 7.000 euros. Après la réforme, l’écart est généralement fortement réduit, sauf pour les fonctionnaires qui bénéficient toujours d’un avantage de 3370 euros.
Le quotient familial
Si les familles nombreuses aisées sont actuellement les plus avantagées financièrement, cette situation est due au quotient familial. La ligne de défense traditionnelle du lobby familial consiste à évoquer une « justice fiscale » qui commanderait qu’un « taux d’effort » (par rapport à l’impôt) soit identique entre familles aisées, quelles que soit leur nombre d’enfants. Illustrons cela avec un exemple chiffré.
Un couple sans enfant déclarant un revenu annuel de 200.000 euros acquitte actuellement un impôt d’environ 50.000 euros. Son « taux d’effort » est de 50.000 x 1,5 / 200.000 = 37,5%. Dans ce calcul, le coefficient 1,5 est très important : il représente le poids de consommation du couple comparativement à une personne seule, ce que les statisticiens décrivent dans leurs « échelles d’équivalence ». Un couple avec trois jeunes enfants se verra lui affecté d’un coefficient de 2,4[2].
En appliquant la logique des défenseurs d’une « justice fiscale » qui arguent d’un « taux d’effort » inchangé selon le nombre d’enfants, il faudrait calculer l’impôt de la famille de 3 enfants en appliquant le taux de 37,5% au revenu de 200.000 divisé par le coefficient 2,4. Soit 31.000 euros d’impôt annuel. Par rapport aux 50.000 du couple sans enfant, la réduction d’impôt serait de 19.000 euros annuels, ou encore quelques 500 euros par mois, pour chaque enfant. En appliquant la même formule à un revenu annuel d’un million d’euros, le « taux d’effort » d’un couple sans enfant serait de 63%, ce qui donnerait lieu pour trois enfants à une réduction d’impôt de 4.400 euros par mois, pour chacun… un spectaculaire cadeau fiscal !
L’erreur de méthode est d’utiliser les échelles d’équivalence à des fins normatives, alors qu’elles ne sont qu’empiriques, qu’elles ne peuvent pas décider ce qui doit être, mais qu’elles tentent seulement de rendre compte, imparfaitement, d’observations d’une diversité infinie.
Plus fondamentalement, on voit bien l’absurdité d’un raisonnement qui veut corriger des injustices fiscales (ou ressenties telles) par une politique familiale redistributive ! Et ainsi donner à chacun « selon ses besoins »… sauf que les besoins ne seraient pas identiques pour tous…
L'Etat doit-il faire des différences entre les enfants et les familles ?
Des différences entre les enfants
Une autre curiosité de nos outils de politique familiale est le renforcement des aides à partir du troisième enfant. Justifié par le « mythe incitatif » que des parents de deux enfants décideraient de mettre au monde un troisième enfant pour bénéficier d’aides supérieures, ou par la « compassion statistique » que l’arrivée d’un troisième enfant nécessite parfois de changer d’appartement ou de voiture, ce biais permet surtout de maintenir des aides extrêmement faibles pour les familles d’enfants uniques des classes moyennes, ce qui présente un avantage budgétaire évident (alors que la plupart des pays allouent les aides dès le premier enfant).
De fait, il est difficile de justifier le différentiel d’aides (au demeurant variable et peu compréhensible) entre les enfants. Chaque enfant a les mêmes besoins, et le législateur ne peut certainement entrer dans le détail des économies d’échelle que chacun choisit (ou non) de faire. Le Parlement va-t-il comparer le prix des lits superposés et du mètre carré ?
Des différences entre les familles
Reprenons l’exemple de notre famille dont le revenu annuel atteint 200.000 euros. S’il s’agit d’un salaire, on peut noter que l’employeur acquitte une cotisation de 5,25% du brut, finançant les allocations familiales. Dans cet exemple, elle s’élève à quelque 1.000 euros par mois. Ce ménage cotise donc à hauteur significative pour la politique familiale. Qu’il ait des enfants ou pas n’importe aucunement : ce prélèvement contribue à la redistribution verticale, mais pas aux transferts horizontaux entre familles de compositions différentes. A l’extrême opposé, une famille au RSA ne cotise pas financièrement à la politique familiale. Ainsi, il n’existe aucun lien entre niveau des cotisations acquittées et allocations perçues, ce qui est tout à fait normal : si chacun s’attendait à recevoir autant qu’il donne, ce serait la définition d’une tirelire, pas d’une politique publique.
Mais ne faut-il pas alors aller plus loin et, suivant cette logique, réfuter tout lien entre niveau de vie de la famille et allocations perçues ? Dans cette mesure, chaque enfant, quel que soit le revenu de ses parents, devrait se voir allouer la même somme correspondant aux besoins de base de son éducation.
Un forfait unique par enfant
Oui, il existe une issue simple et efficace au conflit récurrent droite-gauche sur la politique familiale. Elle consiste à remplacer la complexité de mécanismes apportant des réponses diverses, incohérentes et opaques, par la distribution d’une somme forfaitaire par enfant mineur à tous les parents – définie selon les besoins de l’enfant, pas selon le niveau de vie de la famille. Il s’agit moins d’encourager la natalité que de garantir que les besoins de base d’éducation sont couverts, avec un mécanisme universel pour éviter les effets de seuil.
Ce montant forfaitaire se substituerait à l’ensemble des mécanismes évoqués : allocations familiales, complément familial, différentiel de RSA par enfant, quotient familial, voire allocation de rentrée scolaire ou même supplément familial de traitement. Son versement pourrait être assuré par les allocations familiales, en simplifiant radicalement leurs prestations, ou mieux, par l’administration fiscale qui gère déjà un fichier exhaustif de l’ensemble de la population.
Supprimant le mécanisme du quotient familial, les familles nombreuses aisées cesseraient d’être avantagées, ce qui satisferait la revendication de la gauche.
Adoptant un forfait par enfant, indépendant de la situation financière de ses parents, il n’y aurait plus aucune confusion entre « politique familiale » et « politique sociale », ce qui donnerait satisfaction à la droite.
Une société où toutes les familles pourraient élever leurs enfants dignement, sans assistanat ni paternalisme, est à portée de main.
[2] selon l’échelle OCDE préconisée par l’INSEE