Parmi les États, que nous appellerons les « enfers fiscaux » l’unanimité s’est faite aisément pour stigmatiser les « paradis fiscaux ». Cette croisade est volontiers menée au nom de la lutte contre la fraude fiscale, présentée comme un objectif politique, mais aussi moral, prioritaire, contre des États soupçonnés de favoriser des infractions à des lois fiscales et à d’autres lois économiques. Les « paradis fiscaux » présentent tous l’une des deux caractéristiques suivantes : soit il s’agit de pays qui ne connaissent pas d’impôt, ou presque pas d’impôts, à tout le moins pour certaines catégories de revenus, soit ces États fournissent peu de renseignements aux États étrangers quant aux avoirs de contribuables non-résidents.
Longtemps a prévalu la première définition, celle qui insistait sur le faible niveau de taxation des « paradis fiscaux ». Cette approche ne permettait toutefois pas d’émettre à leur égard une quelconque critique crédible : on voit mal comment des États qui ont décidé, au nom de leur souveraineté, d’établir à charge de leurs résidents des impôts très lourds, comme le font les enfers fiscaux, pourraient trouver un motif valable de jeter l’opprobre sur d’autres États qui, au nom de la même souveraineté, ont choisi de ne pas accabler leurs habitants de prélèvements obligatoires.
Certes, particulièrement dans l’Union européenne, les États les plus dépensiers rêvent de mettre fin à toute concurrence fiscale en obligeant les autres, comme le Luxembourg ou l’Irlande, à s’aligner sur leurs mauvaises pratiques fiscales, en rendant commune la base imposable à l’impôt des sociétés, voire même le taux de celui-ci. Une telle uniformisation, qui ne servirait, en cas de succès, qu’à appauvrir l’ensemble de l’Union, devenue moins compétitive encore, est évidemment inimaginable au niveau mondial.
C’est pourquoi l’offensive récente envers les paradis fiscaux s’est faite en invoquant leur « manque de coopération » avec les enfers fiscaux. Ce qui dérange ceux-ci, c’est la réticence, voire le refus, des paradis fiscaux, à fournir des renseignements aux pays les plus taxés quant aux capitaux et aux revenus de leurs résidents. Bien plus, on attend d’eux qu’ils obligent leurs ressortissants, et notamment les banques, les fiduciaires et d’autres entités économiques, à fournir à propos de résidents étrangers, des renseignements que l’autorité fiscale nationale des paradis fiscaux ne pourrait obtenir pour elle-même. Réclamer une telle coopération au nom de la morale ne peut décemment se concevoir que si l’on part du principe que chaque individu est contraint de collaborer avec le pouvoir dans l’intérêt de celui-ci.
C’est la situation juridique qu’on trouve dans la quasi-totalité des enfers fiscaux : la loi y prévoit que l’administration fiscale peut exiger de quiconque les renseignements dont elle a besoin, non seulement pour imposer la personne interrogée elle-même, mais aussi pour taxer des tiers. C’est ce qui fait que des employeurs, des assujettis à la TVA, et des quantités d’autres personnes, sont contraints, sous peine de sanctions, d’informer le fisc, sur demande, voire spontanément, de l’existence de revenus ou d’autres éléments de fait qu’il est dans l’intérêt du Pouvoir d’obtenir.
Cette obligation, de portée extrêmement générale, si l’on excepte les quelques îlots de secret professionnel encore tolérés, est spécifiquement prévue en faveur de l’administration fiscale. Aucun autre créancier prétendu d’une personne ne peut requérir, en dehors du témoignage en justice, d’un tiers qu’il lui fournisse des éléments de nature à établir sa créance, et il peut encore moins imposer des sanctions à celui qui n’y consent pas. Cette obligation est de plus purement unilatérale : le contribuable ne peut, s’il souhaite, de son côté, établir d’autres faits pour réduire sa base d’imposition, exiger sous la contrainte aucun renseignement d’un tiers quelconque.
Si de telles obligations existent, ce n’est donc pas en vertu d’une règle morale supérieure, mais simplement en raison de la situation particulière de l’administration fiscale, qui détient le Pouvoir. Si elle se voit reconnaître un tel droit exorbitant, c’est exclusivement parce que l’État dispose du monopole de la force, ou encore, de la souveraineté.
On voit immédiatement que cette « justification » du droit d’exiger sous la contrainte des renseignements de la part de tiers, ne peut plus valoir lorsqu’il s’agit d’exiger des informations d’un État étranger, à propos de données obtenues par lui sur son territoire, pour lequel il exerce la souveraineté.
Bien plus, ce qui est revendiqué par les enfers fiscaux, ce n’est pas seulement d’obliger des États étrangers, au mépris de leur souveraineté, à informer les enfers fiscaux pour leur permettre de taxer. Ce qu’on veut obtenir d’eux, c’est qu’ils exercent leurs propres moyens de contrainte, auprès d’individus et d’entreprises se trouvant sous leur souveraineté, afin d’obliger ceux-ci à fournir des informations sans aucune utilité pour l’État dont ils relèvent, mais qui ne sont destinés à servir qu’un État étranger.
Or, la banque suisse, ou des Bahamas, n’a non seulement aucune obligation morale de dénoncer son client – bien au contraire – mais elle est également sans aucun lien de souveraineté envers l’État étranger demandeur, et la seule allégeance qu’elle doit consentir l’est à l’égard de son propre gouvernement. Les traités signés par les « paradis fiscaux », sous la menace des enfers fiscaux portent atteinte à leur souveraineté. De plus, ils exportent sur les territoires des paradis fiscaux un système de dénonciation, spontanée ou imposée.
Le système est dépourvu de toute justification morale au niveau interne ; il est à l’évidence encore plus injustifiable lorsqu’il s’impose à des banques ou d’autres résidents d’États étrangers.
L’avenir dira qui, du cartel ou de la libre concurrence fiscale, finira par triompher.
Thierry Afschrift