OPINION
Le Parlement européen a adopté une résolution le 21 janvier 2021, à une écrasante majorité, qui appelle à sanctionner les responsables russes impliqués dans la décision d’emprisonner Alexeï Navalny, à faire en sorte que les fortunes russes d’origine opaque ne soient pas les bienvenues dans l’UE, et à ce que les travaux pour l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 soient immédiatement arrêtés.
L’impunité quasi légendaire des oligarques russes dans le monde fait régulièrement la une depuis plus de 20 ans. La nouveauté est que cette impunité est devenue intolérable pour les pays démocratiques sur fond d’ingérence dans les élections, de noyautage systématique des sociétés civiles et de politique belliqueuse aussi bien au plan militaire que dans le cyberespace. Les oligarques ne cachent pas simplement leur argent et leur famille dans des pays où l’Etat de droit garantit leurs avoirs et leur sécurité, ils sont devenus un véritable fer de lance de la politique intrusive du clan mafieux de Poutine.
Reprenons quelques exemples récents pour illustrer la situation.
Une corruption infinie
La société russe est littéralement en ébullition depuis le retour à Moscou le 17 janvier d’Alexeï Navalny, l’opposant principal au régime depuis qu’il a survécu à un empoisonnement au Novitchok, une arme chimique strictement interdite. Les enquêtes sur la corruption des cercles dirigeants et leurs liens avec les oligarques jouissent d’une popularité inouïe. Le dernier film de Navalny sur le palais privé de Poutine à 1,12 milliard d’euros bât tous les records d’audience avec à l'heure actuelle plus de 110 millions de vues sur Youtube et plus d’un milliard de visiteurs sur TikTok sous les hashtag liés à Navalny.
Malheureusement, bien des affaires de corruption à grande échelle concernant la France et ses voisins ne trouvent pas de débouchés judiciaires ou sont bloqués dans des procédures sans fin comme dans la plainte remontant à 2013 contre le groupe Vinci et impliquant l’oligarque Arkadi Rotenberg.
Mauvais hommes, mauvais maris
Malhonnêtes jusqu’au bout, certains oligarques refusent catégoriquement de respecter les décisions de justice et font tout pour camoufler leur fortune.
La presse bruisse de divorces très médiatisés d’oligarques qui ont bataillé ferme pour divorcer de leurs épouses tout en cachant leurs avoirs. Ainsi Roman Abramovitch a dû céder à sa deuxième femme Irina une maison au Royaume-Uni à 250 millions d’euros. Tandis qu’Oleg Deripaska a finalement conclu un accord à l’amiable avec son ex-femme Polina pour plus de 330 millions d’euros en actions. D’autres, comme Vladimir Potanine et son ex-femme Natalia, n’ont toujours pas trouvé d’accord.
L’exemple le plus récent est celui de Farkhad Akhmedov, un milliardaire russe originaire d’Azerbaïdjan dont l’ex-femme attend le versement de 500 millions d’euros suite à une décision de la Haute Cour de Londres de 2016. Non seulement il refuse honteusement de respecter cette décision, mais s’évertuerait à cacher un peu partout ses avoirs avec la complicité de son fils Temur, citoyen britannique. Le fils est maintenant poursuivi par sa mère qui, si elle gagne, mettra la main sur une maison londonienne à 43 millions d’euros et une villa de St-Jean-Cap-Ferrat à 15 millions. Un bon début, avant d’éventuellement saisir le yacht du milliardaire, estimé à 350 millions d’euros, et qui, pour l’instant, se trouve protégé d’un changement de propriétaire par la justice émiratie.
Le plus extraordinaire dans cette histoire est que cet oligarque aurait même manipulé Interpol pour soumettre un document concernant un présumé divorce en Russie en 2000. Comme l’a démontré l’enquête, ce document est un faux et ne permet aucunement de remettre en cause la procédure en cours.
Depuis, Farkhad Akhmedov, - dont des investigations de journalistes russes ont montré les liens très étroits qu’il entretient avec les autorités russes - jouerait même un rôle très actif dans la toute récente guerre de l’Azerbaïdjan, aidé par la Turquie et plus de 2000 djihadistes de Syrie, contre la république du Haut-Karabakh et l’Arménie. Akhmedov équiperait l’armée azerbaïdjanaise, y compris en équipement utilisé au combat (générateurs, vêtements, scies, etc.), et aussi financerait les soins aux soldats et le soutien aux familles, ce dont il parle volontiers dans la presse et les réseaux sociaux. M. Akhmedov aurait enfin servi de médiateur entre Poutine et Erdogan quand la Turquie a abattu un avion de chasse russe en 2015 comme le relate le ministre turc des affaires étrangère Mevlut Cavusoglu dans une interview à Sputnik Turkey en 2016.
Une impunité étonnante des grandes banques et des multinationales sur fond de sanctions internationales
Les sanctions de l’UE et des Etats-Unis visent de plus en plus de personnalités russes pour leurs diverses activités en lien soit avec la guerre contre l’Ukraine, soit avec des activités criminelles avérées, soit encore en liaison avec des violations flagrantes des droits fondamentaux comme dans l’affaire Sergueï Magnitski. Dans le même temps, les enquêtes de journalistes et les fuites d’informations financières montrent que le blanchiment d’argent à grande échelle continue.
En France, une plainte contre Vinci Concessions Russie, une filiale de Vinci, a été déposée en 2013 par un groupe d’associations pour des faits présumés de corruption d’agent public étranger pour l’attribution du marché de construction d’une autoroute. Comme le précisait l’association Sherpa, « Cette affaire constitue le premier dossier de grande envergure qui est susceptible de mettre en cause une grande entreprise française pour des faits de corruption commis en Russie ». Un magistrat instructeur a bien été désigné, mais, depuis… c’est silence radio. Pourtant, tout le schéma de corruption ainsi que les bénéficiaires, dont l’oligarque russe Arkadi Rotenberg, ont été dévoilés par des activistes écologistes grâce notamment à l’emblématique Evguenia Tchirikova, prix Goldman pour l’environnement en 2012.
De graves conséquences sur la sécurité internationale
Les exemples d’oligarques aux crimes impunis sont nombreux, mais prenons l’exemple de l’Afrique où la Russie est rapidement revenue aux affaires. Dans une dizaine de pays comme la Lybie, la RCA ou le Soudan, c’est le milliardaire Evguéni Prigojine dit “le cuisinier de Poutine” qui tire les ficelles, y compris sur le plan militaire avec un groupe de mercenaires nommé Wagner. Il tente aussi, avec plus ou moins de succès, d’influencer les élections, y compris en usant “d’usines à trolls” sur les réseaux sociaux. Evguéni Prigojine est maintenant sous sanctions des Etats-Unis pour son rôle dans l’ingérence russe dans la présidentielle de 2016, et aussi, sous sanctions de l’UE depuis octobre 2020 pour violations de l’embargo sur les armes imposé à la Libye. Et pourtant, Prigojine poursuit ses activités criminelles à travers le monde en toute impunité. Les journalistes qui essayent d’enquêter sont souvent menacés. Pire, les trois journalistes russes en mission en RCA en juillet 2018 Kirill Radtchenko, Alexandre Rastorgouïev et Orkhan Djemal ont, selon les enquêtes réalisées, été assassinés par des hommes de Prigojine.
De son côté, le patron du renseignement extérieur russe, le SVR, Sergueï Narychkine, visite presque quotidiennement les luxueux SPA de God Nissanov, et se déplace même dans Moscou à bord de voitures diplomatiques de l’Ambassade d’Azerbaïdjan. Cette collusion expliquerait peut-être la faible réaction de la Russie à l’attaque contre l’Arménie, son allié stratégique en danger.
Les sanctions actuelles semblent bien dérisoires face aux méfaits d’oligarques dont les familles sont parfois domiciliées en France, en Suisse ou au Royaume-Uni. Leurs avoirs sont souvent au nom de leurs proches, ce qui ne devrait pas empêcher des saisies à grande échelle. Ne serait-il pas grand temps de mettre fin à cette impunité en suivant la résolution du Parlement européen ?
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