Manger c’est bien, jeter ça craint

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Par Bruno Parmentier Modifié le 6 novembre 2012 à 17h36

La FAO nous dit que nous gâchons à peu près le tiers de la récolte mondiale de nourriture soit 1,3 milliards de tonnes de nourriture chaque année ; est-ce bien raisonnable en cette période de crise au niveau mondial et alors qu'il reste encore 870 millions de personnes qui ont faim ?

Le Ministre de l'agroalimentaire vient de se lancer publiquement dans ce combat avec un objectif chiffré : diminuer de moitié le gâchis domestique d’ici 2025 ; le Parlement européen s'est également saisi de la question, ainsi que de nombreuses ONG, par exemple France Nature Environnement. Qu’en est-il exactement ?

Tout d'abord, il ne faut pas confondre le gâchis du Sud et le gâchis du Nord. Au Sud, on perd essentiellement à la récolte, faute d'équipements de stockage et de transport adéquats. Lorsqu'on n'a pas de silos pour stocker son grain (et a fortiori de tanks à lait réfrigérés pour stocker son lait), on est obligé de devenir partageux : une partie de la récolte pour les rats, une partie pour les maladies, une partie pour le vent, une partie pour les oiseaux, une partie pour les voleurs, etc. et, bien entendu, il en reste peu à la fin puisqu’on a perdu en moyenne un tiers de ce qui nous avait tant coûté de produire.

Notons par exemple que jusqu'à présent l’Afrique dans sa globalité a toujours produit assez de nourriture pour nourrir les Africains. Mais que faute de silos, de camions et de routes, il n'a jamais été possible de nourrir les zones de pénurie ou de famine avec les excédents produits dans d'autres régions… En France, nous avons nos silos, nos routes et nos camions, nous gâchons donc "sophistiqué", en prenant soin de rajouter du pétrole, du salaire, des charges sociales, du loyer, de l'emballage, du transport, etc. à nos matières premières avant de les jeter !

Tentons de donner quelques chiffres approximatifs pour comprendre l'ampleur du problème. Tout d'abord le chiffre de base : nous introduisons chacun 1 tonne d'aliments dans notre bouche chaque année, dont approximativement 600 kg de liquide et 400 kg de solide. Restons sur ces 400 kg de nourriture solide (un peu plus d'un kilo par jour), et considérons en face les 280 kg de nourriture jetés !



Cette énorme quantité de déchets se divise en gros en trois parties égales. Le premier tiers est jeté à la ferme ou dans les opérations de transport. Je produis une carotte tordue, je la jette puisque le consommateur en veut des droites ; je produis un melon trop ou trop petit, je le jette puisqu'il nous faut des melons calibrés ; je produis une pomme sur lequel un insecte a fait une tache je la jette puisqu’il faut des fruits parfaits ! Notons au passage que suivant la maxime : "lorsqu'on achète un produit on achète le monde qui va avec" la ménagère qui, au supermarché, choisit une par une ses pommes, mais aussi ses prunes et même ses cerises ne se rend pas compte que d'une part elle provoque en amont une véritable épuration de tous les fruits qui ne sont pas d'apparence parfaite, mais aussi que bien entendu elle incite le producteur à multiplier ses doses d'insecticides puisque le moindre insecte qui se pose sur le fruit risque de signer son arrêt de mort…

Autre exemple, le poisson : lorsque les chalutiers industriels jettent leurs immenses chaluts pour racler le fond de la mer, ils remontent tout ce qui s'y trouve, et donc ils sont amenés à jeter une bonne partie de ce qu'ils remontent : les poissons trop petits, trop gros, ceux dont la pêche est interdite, ou qui ne trouveront pas preneur sur le marché ; et bien entendu, malheureusement, la plupart ne survivront pas à ce traitement de choc… Mentionnons également les transports, qui donnent lieu à une multitude de chocs fatals pour des produits périssables. Au total, on peut estimer à une centaine de kilos par français ce premier gâchis que personne ne voit, puisqu'il n'atteint même pas les lieux de vente.

Le deuxième tiers est gâché au stade de l'industrialisation et de la commercialisation. Les usines agro-industrielles travaillent avec des cadences impressionnantes, et, dès qu'il apparaît le moindre problème sur les chaînes de fabrication, on est amené à jeter la production sortie entre le début du problème et le moment on s'en aperçoit ; ce sont donc des tonnes de pain de mie qui ne sont pas parfaitement carrés, de pizzas tordues ou de fish fingers arrondis qui partent à la benne !

De même au niveau de la commercialisation : imaginons un supermarché qui fait rentrer une grosse quantité de brochettes à la veille d'un week-end du mois de juillet où il se met à pleuvoir ; le lundi, il est bien obligé de jeter les brochettes qui n'ont pas fini en barbecue ; depuis que nous sommes rassasiés, nous sommes devenus des obsédés de la date limite de consommation, et, bien entendu, chacun se protège par peur des procès et on jette une quantité impressionnante de produits laitiers ou de plats cuisinés qui n'ont pas trouvé preneur à quelques jours de la date limite de consommation, sans oublier le pain puisque personne n'achète plus de pain de la veille, ou les filets d’oranges ou d’oignons dont un des éléments est pourris… Au total, tout cela représente autour de 90 kg par personne et par an.



Le troisième tiers est celui qui est le plus proche du consommateur : le gâchis dans les restaurants puisqu'il est dorénavant hors de question d'y accommoder les restes. On jette ainsi de façon totalement déraisonnable dans les hôpitaux, les restaurants d’entreprise, les cantines scolaires, etc. ; rappelons que par exemple les producteurs de cochon n’ont plus le droit depuis bien longtemps d'aller faire la sortie des cantines des collèges et lycées pour récupérer les restes de salsifis ou de choux de Bruxelles que nos adolescents refusent de manger (alors que c'est encore ce qui se passe en plein centre de Pékin ou de Shanghai…). Cela représente au moins 40 kg par personne et par an. Et puis on jette également à domicile autour de 40 kg, ce qui représente, mine de rien, près de 500 € par personne et par an.

Déjà 7 kg d'aliments non déballés, jetés dans leurs emballages d'origine. Citons par exemple les yaourts, que les fabricants tentent de nous vendre par lots de 16, 8 ou au minimum 4 ; eh bien, dans notre pays, lorsqu'on achète 4 yaourts, on n'en mange que 3 ! Pour le quatrième, on est parti en week-end et la date était dépassée, il finit à la poubelle ! Chacun peut d'ailleurs faire pour lui-même à tout moment l’inventaire de son réfrigérateur, la machine dans laquelle on met beaucoup d'énergie pour stocker toute la semaine ce qu'on jettera le dimanche soir ou la veille du départ en vacances…

Ensuite on jette une dizaine de kilos de fruits et légumes passés, à peu près autant de restes de produits animaux, viandes et laitages qui atteignent la date de péremption, beaucoup de pain rassis (qui mange encore le célèbre "pain perdu" de notre enfance ?), etc. Sur ces 40 kg jetés par personne et par an, une dizaine sont peu visibles car ils finissent dans les égouts ou les composts qui se multiplient, mais il en reste encore une trentaine dans les vraies poubelles municipales. On va dire pudiquement que nous avons en France… de larges marges de progrès ; le fait qu’il y ait des pays encore pire (genre les USA) ne doit pas nous dédouaner. Mais il faudra une véritable révolution dans les têtes, et les efforts considérables à tous les niveaux que nous puissions réellement progresser !

Rappelons-nous pour commencer que lorsqu'on achète un produit, on achète le monde qui va avec. Aujourd'hui, nous achetons du gâchis ! Et demain que choisirons-nous d’acheter, individuellement et collectivement ; ferons-nous nôtre le slogan du Ministère : "Manger c’est bien, jeter ça craint" ?

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Bruno Parmentier, Ingénieur des mines et économiste, est l'ancien directeur (de 2002 à 2011) de l’ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Il est actuellement consultant et conférencier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable.  Il a publié "Nourrir l'humanité"  et « Faim zéro » (éditions La Découverte), "Manger tous et bien » (Editions du Seuil), « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (publication libre sur Internet) et « Bien se loger pour mieux vieillir » (Editions Eres) ; il tient le blog "Nourrir Manger" et la chaîne You Tube du même nom. Il est également président  du CNAM des Pays de la Loire, de Soliha du Maine et Loire, et du Comité de contrôle de Demain la Terre, et administrateur de la Fondation pour l’enfance.

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