En pleine crise des Gilets Jaunes, le CICE est, de façon grandissante, dans le viseur des sorciers et magiciens qui murmurent à l’oreille du gouvernement. L'intelligentsia traditionnelle qui forme la garde « bobo » du système plaide une suppression d’un dispositif inventé par François Hollande pour baisser le coût du travail. Mais cette solution, qui permet d’éviter une réduction des dépenses publiques, est-elle aussi simple qu’on ne veut bien le dire ?
En 2019, le CICE sera transformé en « baisse pérenne de cotisations ». En 2018, toutefois, il continue à produire ses effets. D’où une originalité tenant au système fiscal français, particulièrement complexe : le CICE de 2018 sera payé en 2019 (environ 20 milliards d'euros, 3% des dépenses sociales en France, et 4% de la masse salariale du secteur privé), en même temps que les baisses de cotisations destinées à le remplacer commenceront à produire immédiatement leurs effets.
D’où l’effet de trompe-l’oeil agité par les économistes chéris du système ambiant, pour qui le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi) sera payé deux fois en 2019... et donc mérite forcément une bonne retenue à la source pour calmer les Gilets Jaunes au moyen de la distribution de quelques primes bien senties. C’est un peu un réflexe parmi les élites françaises que de justifier une expansion continue à l’impôt, en tous temps, en tous lieux, et en toutes circonstances.
En quoi consiste le CICE ?
Pour ceux (peu nombreux à vrai dire), qui auraient raté quelques épisodes dans l’inlassable saga française de l’incitation fiscale à la croissance, à l’emploi, à la relance de la croissance et autres imprécations superstitieuses, rappelons que le CICE fonctionnait sur une idée simple : tout salaire inférieur à 2,5 SMIC ouvre droit à un remboursement ouvre droit à un crédit d’impôt allant de 4 à 7% selon les années sur l’impôt sur les sociétés. Ce dispositif comporte donc un effet retard: le versement intervient après l’année d’exercice.
En 2019, il disparaît au profit d’une baisse pérenne de 6 points sur les cotisations maladie des salariés. L'objet de cet article n’est pas de revenir en détail sur la physionomie de ces baisses qui ont posé de nombreux problèmes techniques (les salariés payés au SMIC en bénéficient déjà…). On se centrera plutôt sur le CICE lui-même, et sur l’idée qui circule de le supprimer en tout ou en partie au titre de 2018... La proposition consiste en effet à soutenir que la baisse de cotisations sociales pour 2019 justifie qu’à titre rétroactif, le CICE de 2018, dont les crédits doivent être versés en 2019, soit supprimé.
À quoi a servi le CICE ?
L’impact réel du CICE est, comme sur l’ensemble des baisses de cotisations ou des mesures destinées à favoriser l’emploi ou la compétitivité, l’objet d’un débat sans fin où s’affrontent dans une interminable (et stérile) guerre de chiffres ses partisans et ses adversaires. Ces derniers sont nombreux dans la sphère publique, et ont produit par exemple un travail qui se veut scientifique, publié le 31 août 2018.
Ce document soutient par exemple ceci :
L’évaluation quantitative ne fait pas apparaître d’impact de la mesure au niveau de l’emploi.(...) Nous trouvons ensuite que le CICE n’a eu aucun impact sur l’emploi, contrairement à son objectif affiché. Notre évaluation s’est ensuite intéressée à l’effet de la mesure sur les salaires. Le CICE n’a pas eu d’impact sur la distribution des hausses de salaires des employés permanents, malgré son barème discontinu.
Bref, le CICE n’a servi à rien, et n’a eu aucun impact positif ni sur l’emploi ni sur les salaires. Donc, il ne faut pas être grand clerc pour deviner la solution: il faut le supprimer!
La doctrine officielle sur l’utilité du CICE
Des études moins orientées idéologiquement soutiennent des conclusions différentes, on peut s’en douter. C’est par exemple le cas de France Stratégie, qui publie le rapport officiel du comité de suivi du CICE.
Dans le rapport 2018, on lira par exemple cette conclusion :
Avec la méthode qu’elle privilégiait dans ses travaux (méthode en coupe paramétrique), l’équipe TEPP estimait que le CICE aurait permis la création ou la sauvegarde de 108 000 emplois en moyenne sur la période 2013-2015. Cet effet se situerait cependant dans une fourchette assez large, comprise entre 10 000 et 205 000 emplois créés ou sauvegardés. Cet effet serait concentré sur le quart des entreprises les plus bénéficiaires du CICE et il serait apparent dès 2013 ;
Autrement dit, selon les estimations les plus favorables, le CICE dépenserait 20 milliards € par an pour créer 200.000 emplois. Soit 100.000 € de dépenses pour chaque emploi créé à moins de 2,5 SMIC (soit un salaire annuel maximal chargé de 40.000 €). Cette arithmétique simple rappelle que le phénomène est identique pour les 35 heures : les créations d’emplois supposées de la loi Aubry ont également coûté beaucoup plus cher que les salaires de chaque salarié « créé ».
Le coût réel du CICE
Un débat d’importance est de savoir au passage combien coûte réellement le CICE. Sur ce point, le rapport du Comité de suivi fournit des données intéressantes.
Grosso modo, entre 1 million et 1,2 million de bénéficiaires font valoir chaque année leur crédit d’impôt. Si l’on se souvient qu’il existe environ 1,5 million d’employeurs en France, on voit que le dispositif ne fait pas le plein de ses bénéficiaires potentiels.
Pour cette seule masse de bénéficiaires, les dépenses, depuis 2015, avoisinent les 18 milliards d'euros (et non les 20 comme le chiffre circule parfois). Au total, au 31 juillet 2018, une dépense de près de 85 milliards d'euros sur 5 ans s’est accumulée dans le cadre de ce dispositif.
Ce n’est évidemment pas rien, et l’on peut même dire que cette somme colossale mérite d’être discutée démocratiquement. Encore faut-il que ce débat ait lieu à la lumière de chiffres transparents et non simplifiés par des idéologues qui n’ont de sérieux que la prétention scientifique.
À qui profite réellement le CICE ?
En ouverture de cet article, nous avons reproduit un tableau de chiffrage, là encore issu des travaux du très officiel comité de suivi du CICE. Il présente la répartition des bénéfices du CICE selon la taille des entreprises.
La lecture de ce tableau est édifiante, dans la mesure où elle indique plusieurs éléments forts dans l’analyse:
- Les entreprises de plus de 500 salariés récupèrent le tiers du CICE. Ce chiffre est à la fois énorme parce que la France compte moins de 2.000 entreprises ayant atteint cette taille, et parce que ces entreprises emploient moins de 20% des salariés en France. Elles sont donc les grandes vainqueurs du système.
- Les entreprises de moins de 20 salariés reçoivent elles aussi un tiers de la somme totale du CICE, alors qu’elles emploient sensiblement le même nombre de salariés que les grandes entreprises.
- Les entreprises de moins de 50 salariés sont celles où le CICE représente la part de la masse salariale la plus importante (plus de 4%).
Autrement dit, dans cet écheveau complexe; le CICE a réellement bénéficié aux petites et moyennes entreprises, en même temps qu’il a bénéficié aux grandes entreprises. Ce sont les entreprises moyennes qui sont plutôt fondées à se plaine, dans la mesure où elles ont été moins bien servies que les autres rapportées par salarié.
À qui doit profiter le double CICE de 2019 ?
La question du double paiement du CICE en 2019 n’a pas échappé à la sagacité de France Stratégie, qui évoque ce sujet de façon très intéressante dans le rapport du comité de suivi. C’est à lire avec attention car les rédacteurs ont eu le bon goût de synthétiser la problématique de façon très claire.
La transformation du CICE en allègement de cotisations sociales employeur représenterait un gain en trésorerie très significatif pour les entreprises en 2019 mais elle serait a priori neutre d’un point de vue strictement comptable, en supposant que les entreprises ne modifient par leur comportement et sans prendre en compte l’« effet retour de l’impôt sur les sociétés » : les deux masses financières se compensent alors pour les entreprises éligibles aux deux dispositifs.
On notera avec intérêt la définition de « l’effet retour de l’impôt sur les sociétés »: « désigne le fait que l’allègement de cotisations sociales, en réduisant les charges de personnel, fait croître le résultat et donc le bénéfice imposable toutes choses égales par ailleurs. La bascule du CICE en allègements induit donc un supplément d’IS et n’est donc pas totalement neutre à cet égard. L’effet comptable global dépend cependant aussi de la mise en œuvre d’autres mesures (renforcement des exonérations au niveau du Smic…). «
Que retirer de ce charabia ?
La position de France Stratégie doit être lue attentivement, car elle illustre le danger d’une gestion à la petite semaine de la suppression du CICE 2019 sans coup férir. En effet, l’intervention dès 2019 des baisses de cotisations va faire du bien à la trésorerie des entreprises, ce qui n’est pas un luxe en période de quasi-récession.
Dans les bilans des entreprises, toutefois, la suppression du CICE à titre rétroactif apparaître comme une perte nette, qui aura quoiqu’il arrive un impact sur le produit de l’impôt sur les sociétés. Les entreprises devront en effet passer cette somme en créance non recouvrée, et le déduiront de leurs résultats.
Autrement dit, l’équation démagogiquement simple qui explique que les entreprises ont de l’argent caché et qu’elles se font du gras sur le dos du bon peuple pourrait bien conduire à quelques belles bombes à retardement. Une suppression du CICE à titre rétroactif sera douloureuse pour la trésorerie des petites entreprises marquées par le ralentissement de la croissance. Elle aura un effet négatif sur le produit, déjà en baisse, de l’impôt sur les sociétés.
Limiter la mesure aux seules grandes entreprises ?
Si le gouvernement souhaitait vraiment faire prospérer cette piste, il lui faudrait absolument éviter un choc massif pour les petites entreprises en limitant l’effet de la suppression aux grandes entreprises.
Or on sait qu’il est extrêmement difficile de réaliser de telles mesures sans s’exposer à une censure constitutionnelle au titre du manquement à l’égalité devant l’impôt. François Hollande l’avait essayé en son temps et avait beaucoup sué sous le burnous pour éviter la censure du conseil constitutionnel.
Peut-être d’ailleurs, que la mesure la plus sage consisterait à rétablir cette taxe qui ressemblait un peu à l’impôt révolutionnaire… mais qui avait l’avantage d’être ciblée.
Rien ne vaut un réexamen des dépenses publiques
Sur le fond, le meilleur règlement de la situation actuelle ne réside probablement pas dans l’imagination fiscale, mais plutôt dans la remise à plat de la dépense publique. Celle-ci coûte cher et est peu productive! On pense particulièrement à la dépense éducative, qui est très élevée pour un résultat médiocre.
Mais il est vrai que cet ensemble suppose des arbitrages politiques courageux, que l’exécutif n’est peut-être plus en état de réaliser.
Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog