Quelle émotion touchante a produit sur nous le spectacle du pays en larmes lorsque fut annoncé le trépas du nonagénaire Stéphane Hessel. Ce roturier n’avait pourtant rien pour nous plaire : né Prussien, de parents convertis à la religion huguenote, il fut un homme de l’ombre, porté par des idéaux dignes des révolutionnaires. Mais je reconnais que derrière ses airs de robin, l’homme cachait un coeur chevaleresque qui eut redoré le blason de notre noblesse corrompue.
Car, mon cher François, ce qui me manquait, en mon temps, n’était rien d’autre que ce qui te manque aujourd’hu i: une noblesse capable et courageuse, qui pense au royaume avant de penser à ses propres intérêts, et qui reconnaisse en chacun, noble ou roturier, gueux ou grand de ce monde, la valeur que la nature lui a donnée, sans embarras pour son établissement. Comme durant mon règne, les nobles de ta cour sont trop orgueilleux, trop arrogants, trop imbus de leurs propres prétendues vérités, et trop confiants dans la supériorité de leur état, pour comprendre les racines du mal qui affaiblit le pays, et pour le combattre efficacement.
Veux-tu que je te dise ? Les nobles du royaume sont aveuglés par le sabir qu’ils apprennent dans leurs écoles. Ils sont convaincus qu’un pays se gouverne comme dans un livre, comme dans un manuel de management, puisque telle est votre mode. Les fadaises dont leur tête est farcie sont un écran de fumée qui leur dissimule la vérité des Français et la réalité de l’Etat. Je souffrais du même défaut: la Cour, enfermée à Versailles, ignorait tout du quotidien de mes sujets, n’en connaissaient qu’une version romancée, qu’un feuilleton épisodique. Elle ne s’intéressait qu’à elle-même et à ses certitudes.
Dans le cas de tes nobles, la cécité est toutefois difficile à pardonner. Car déjà, lorsque Lionel Jospin était arrivé à l’hôtel Matignon, il avait commis l’erreur de n’admettre dans sa cour que des esprits plats et ennuyeux, prisonniers des illusions données par leur éducation. Et après cinq années de claustration et de flagorneries courtisanes, il avait été désavoué par le peuple, comme jamais homme de son parti n’avait été désavoué.
Tu eusses dû tirer toutes vérités nécessaires de ce douloureux précédent, mon cher François, et éviter de commettre les mêmes erreurs. Pourtant, tu es entouré d’une abondante noblesse de robe, férue de droits et de principes métaphysiques sur l’art de gouverner, mais si éloignée de la vérité concrète des provinces et des faubourgs où s’entassent miséreux et gens de peine. Tu as interdit ton entourage à ceux qui, sans avoir leurs seize quartiers de noblesse, connaissent la rudesse de la vie ordinaire et pourraient utilement s’indigner contre les décisions absurdes que ta cour t’incite à prendre.
Veux-tu des exemples de ces absurdités que ta cour te pousse à commettre ?
La dernière en date est simple à saisir. Partout, tes manufactures ferment ou menacent de fermer. Les ouvriers sont inquiets. Le chômage augmente. Plus que jamais, il te faut montrer ton empathie, ta familiarité, avec ces souffrances, et prouver qu’en toutes décisions, seul le sort de ton peuple t’importe.
Tes alliés européens t’ont en même temps annoncé que l’économie du royaume connaissait une phase de turbulences à cause de quoi l’imposition rendrait moins. Un choix simple s’impose à toi : celui d’exiger de tes alliés qu’ils renoncent au rehaussement constant de la monnaie, qui empêche la circulation des biens produits par les manufactures vers les pays étrangers, qu’ils acceptent d’établir des tarifs spéciaux pour les marchandises venant de Chine, et que les Prussiens augmentent les salaires de leurs ouvriers. Et celui d’exiger de tes courtisans un renoncement aux dépenses inutiles.
Pour faire ces choix qui rompraient avec des décisions prises constamment depuis près de vingt ans, et qui n’ont cessé d’abaisser la prospérité de la France, il te faudrait un gouvernement d’esprits libres et audacieux, dotés de toutes ces qualités guerrières qui font tant défaut à la noblesse qui peuple ta cour. Il te faudrait des indignés.
Ceux-ci cesseraient de prononcer des phrases ineptes comme: "les avantages de l’Union Européenne sont partout sauf dans les statistiques!", et se rendraient enfin à l’évidence. Car n’est-ce pas une évidence que de dire combien l’alliance européenne, telle qu’elle est établie aujourd’hui, est néfaste pour le royaume et le menace de ruines si les règles du jeu ne sont pas changées ?
L’Union Européenne obéit à des traités favorables aux pays septentrionaux et orientaux : grâce à eux, et à l’empressement qu’elle a mis à étendre l’alliance jusqu’aux frontières du Csar, la Prusse s’enrichit sans vergogne, en profitant des ouvriers dociles qui peuplent son territoire historique, qui lui fut ôté en 1945. Elle nourrit la prospérité de la Hanse, au détriment de la Méditerranée, qui périclite et perd ses âmes, à force de péricliter.
Il te faudrait un indigné pour reconnaître cet état de fait, et proposer les mesures importantes que tes sujets attendent pour renverser cet ordre si dangereux pour le pays. Il te faudrait un esprit assez audacieux pour s’affranchir des certitudes sottes répétées depuis plus de quarante ans dans les salles de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole Nationale d’Administration. Un esprit qui ne croit pas déroger à son rang, à sa caste, et qui dise sans haine et sans excès les évidences que les Français constatent chaque jour: la cherté de la vie, la rareté du travail, et l’immense réservoir dont le peuple dispose, d’énergie, de volonté, d’envie de construire un nouveau destin pour le royaume.
Il te faudrait aussi un indigné pour mettre les pieds dans le plat aristocratique: dire clairement que les inégalités en France ne sont pas compatibles avec la construction d’un ordre juste, et avouer que ces inégalités sont de plus en plus le fait du prince et de la cour. Est-il normal, par exemple, que les écoles fréquentées par les courtisans, accueillent les meilleurs enseignants et soient les mieux organisées ? Pendant que les écoles, les collèges, les lycées, les universités des faubourgs et des provinces les plus déshéritées végètent dans des états parfois lamentables, avec des professeurs honteux d’exercer leur charge et pressés de la quitter ? Pourtant, ces écoles reçoivent des contributions publiques et devraient donc respecter des règles identiques pour tous les sujets.
Il te faudrait aussi un indigné pour dire que l’impôt est le ciment de l’Etat. Il doit donc être juste et universel. Dois-je te rappeler quel fut mon destin faute d’avoir contraint la cour à accepter cette réforme ? Je vois que maladroitement tu cèdes au même travers qui consiste à ne pas affronter tes courtisans et à chercher des expédients pour les contourner. Un jour tu annonces que les manufacturiers paieront ce que les courtisans dépensent, le lendemain, tu rapportes sur ta décision, et quand la situation presse, tu reviens à ton premier parti: les manufacturiers paieront.
Dans les années 1780, je n’hésitais pas à embastiller les indignés qui osaient se dévoiler publiquement, et je croyais avec ferveur aux bienfaits de la cour. Celle-ci m’a mené à ma perte, à ma ruine, à ma tragédie. François, pense à l’éloge de l’indignation, non pour les autres, mais pour toi-même. Tu pourrais y trouver de l’intérêt.