Guerre des changes : ce qu’il faut savoir sur les expériences monétaires en cours

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Par Guillaume Nicoulaud Modifié le 7 février 2013 à 2h23

Dans le cours normal de leurs opérations la Banque centrale européenne (BCE) et la Federal Reserve américaine (Fed) cherchent à piloter le niveau des taux d’intérêt pratiqués par les banques commerciales de leurs zones monétaires respectives. Schématiquement, le volet monétaire du policy mix néokeynésien consiste à faire baisser le niveau des taux lors des crises pour inciter entreprises et ménages à s’endetter pour consommer et investir et, a contrario, à faire remonter les taux dès que la banque centrale perçoit des tensions inflationnistes.

De chaque coté de l’Atlantique, ce contrôle des taux bancaires est assuré par le pilotage des conditions de refinancement des banques ; c'est-à-dire le taux auquel elles peuvent elles-mêmes emprunter de l’argent à court terme pour le prêter à long terme. Néanmoins, si l’objectif et les effets sont essentiellement les mêmes, les méthodes de la Banque centrale européenne et de la Federal Reserve diffèrent quant à leur forme.

Méthodes différentes, effets similaires

Lorsqu’elle désire assouplir sa politique et faire baisser le taux des Fed Funds (le taux du marché interbancaire américain), la Federal Reserve créé des dollars ex-nihilo et les utilise pour acheter des obligations – principalement des bons du Trésor des États-Unis – sur le marché secondaire ; ce faisant, elle acquiert donc un portefeuille d’obligations tandis que ces contreparties voient leurs comptes crédités des dollars fraichement imprimés [1] : c’est cet afflux d’argent frais dans le système bancaire qui permet aux taux du marché interbancaire de baisser et, par voie de conséquence, aux banques de proposer des financements moins onéreux à leurs clients. Naturellement, l’opération inverse consiste tout simplement à revendre ce portefeuille afin de pomper les liquidités qui circulent dans le système bancaire.

Contrairement à son homologue américaine, la Banque centrale européenne n’achète normalement pas d’obligations sur le marché mais injecte sa création monétaire via des prêts accordés aux banques. Ces prêts ont normalement une durée de vie d’une semaine (Main Refinancing Operations) ou de quelques mois (Longer-term Refinancing Operations) et font l’objet d’un nantissement ; c'est-à-dire que les banques doivent apporter des actifs – typiquement des obligations d’État – en garantie de leurs créances (on parle de collatéral). C’est en pilotant le montant et le taux auquel elle accorde ses prêts que la BCE influe sur les conditions de refinancement du système bancaire et donc, sur l’activité de crédit dans la zone euro.

Les méthodes diffèrent mais les effets sont identiques : dans un cas comme dans l’autre, un assouplissement de la politique monétaire se traduit par un accroissement de la base monétaire, une demande accrue pour les obligations d’État (directement dans le cas de la Fed ; via les besoins de collatéral des banques commerciales dans le cas de la BCE) et, naturellement, ces deux méthodes se traduisent également par une augmentation des revenus des banques centrales (les intérêts du portefeuille obligataire de la Fed ou ceux des prêts accordés au banques par la BCE) et donc, ceux de leurs actionnaires – c'est-à-dire nos États.

Les bazookas monétaires

Lorsque la crise actuelle s’est déclenchée, les deux banques centrales ont commencé par utiliser ces méthodes habituelles : la Fed a réduit le taux cible des Fed Funds de 5.25 % en septembre 2007 à moins de 0,25 % depuis décembre 2008 ; la BCE lui a emboité le pas un an plus tard en réduisant le taux des Main Refinancing Operations de 4,25% en juillet 2008 à 0,75 % actuellement. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les effets sur le marché du crédit, sur la croissance et sur l’emploi n’ont pas étés au rendez-vous ; raison pour laquelle les banquiers centraux en sont venus à utiliser des méthodes non-conventionnelles – celles que la presse désigne habituellement sous le nom de Quantitative Easing [2].

Outre-Atlantique, les QE prennent une forme tout à fait similaire aux opérations habituelles de la Fed à deux différences près : les montants mis en œuvre qui sont beaucoup plus importants et l’objectif poursuivi qui n’est plus de faire baisser les Fed Funds (qui sont déjà pratiquement à zéro) mais d’agir directement sur les taux à long terme et d’assainir le bilan des banques en rachetant les actifs de qualité douteuse qu’elles détiennent. Au cours des 5 années écoulées (du 30/01/2008 au 30/01/2013), la base monétaire du dollar est ainsi passée de 827 milliards à 2 742 milliards de dollars et la Fed est devenue, de loin, le premier créancier de l’État américain.

De son coté, la BCE a également procédé à des achats d’obligations (le Securities Market Programme et les deux Covered Bond Purchase Programmes) pour 271 milliards d’euros mais a surtout mis en place deux opérations de refinancement d’une durée exceptionnelle (des LTROs à 3 ans) pour un montant total de 1 018,7 milliards d’euros. Par ailleurs, confrontée aux craintes d’une éventuelle explosion de la zone euro – c'est-à-dire la possibilité qu’un ou plusieurs États en difficulté réinstaurent leur ancienne monnaie nationale et la dévaluent dans la foulée – elle a du créer un programme d’achat d’obligations souveraines potentiellement illimité (les Outright Monetary Transactions) mais ce dernier n’a pas encore été activé.

Panne système

Au total, la base monétaire de l’euro a gonflé de 870 milliards au 30 janvier 2008 à 1 631 milliards d’euros au 30 janvier 2013 ; soit une expansion de 87 % alors que la base monétaire du dollar a plus que triplée. Même sans tenir compte des opérations de stérilisation de la BCE – qui consistent, pour l’essentiel, à offrir aux banques des comptes rémunérés à une semaine pour pomper la liquidité créée par les programmes d’achats d’obligations – la croissance de la base monétaire de l’euro reste nettement inférieure à celle du dollar ; ce qui conduit un certains nombre d’observateurs à conclure à une certaine frilosité de l’institution européenne. Cette constatation mérite d’être nuancée. En premier lieu, si on les rapporte aux Produits intérieurs bruts des États-Unis et de la Zone Euro, les bases monétaires du dollar et de l’euro sont aujourd’hui sensiblement identiques ; au 30 janvier 2013, elles représentent 17,5 % et 17,2 % du PIB 2012 respectivement. La raison en est fort simple : c’est qu’avant la crise, la base monétaire de l’euro (9,6 % du PIB 2007) était proportionnellement plus importante que celle du dollar (5,9 % du PIB 2007).

Par ailleurs, l’expansion de la base monétaire n’est pas, en elle-même, un objectif de politique monétaire mais un moyen. Comme évoqué plus haut, le but que poursuivent les banquiers centraux est une expansion du crédit et donc, des masses monétaires. Or, c’est précisément ce mécanisme de transmission – le multiplicateur monétaire – qui ne fonctionne plus des deux cotés de l’Atlantique : si l’on utilise l’agrégat M1 comme mesure des masses monétaires, il n’a, au cours des 5 dernières années, augmenté que de 79 % pour le dollar et d’un tiers pour l’euro ; c'est-à-dire beaucoup moins vite que les bases monétaires. En d’autres termes, le multiplicateur monétaire est cassé.

Mener un cheval à la rivière

En effet, l’essentiel de la création monétaire des cinq dernières années reste détenu par les banques sur leurs comptes auprès des banques centrales : aux États-Unis ces réserves excédentaires atteignent un montant équivalent à 79 % de l’expansion de la base monétaire ; dans la Zone Euro, c’est plus de 100 % [3]. C’est à dire que les banques centrales ont beau créer des dollars et des euros par milliards, les banques ne prêtent pas plus pour autant et leurs clients rechignent à s’endetter d’avantage.

Les anglophones ont un dicton qui dit que vous pouvez mener un cheval à la rivière, mais vous ne pouvez pas le forcer à boire [4]. C’est exactement la situation dans laquelle nous sommes : les banques, qui craignent à juste titre un durcissement de leur environnement réglementaire et la dégradation de la situation financière de leurs clients, préfèrent stocker des liquidités plutôt que de rouvrir les vannes du crédit ; les entreprises et les ménages, qui considèrent avec inquiétude l’enlisement de la crise et les conséquences fiscales des politiques budgétaires de nos gouvernants, évitent soigneusement de s’endetter et préfèrent constituer une épargne de précaution.

C’est là toute l’ironie de cette crise où, d’une main, les pouvoirs publics tentent désespérément d’encourager le secteur privé à s’endetter et à investir – ce qui, vous l’aurez noté, est précisément le type de politiques qui est à l’origine de ladite crise – alors que, de l’autre, ils lui donnent les meilleures raisons du monde de n’en rien faire. Comment ne pas s’étonner de ce que nos gouvernants poussent les banques à prêter en les refinançant presque gratuitement alors que, dans le même mouvement, ils durcissent encore un peu plus les règlementations qui visent l’effet inverse ?

L’heure des choix

L’histoire nous enseigne qu’une économie de marché n’a besoin pour prospérer que de deux choses toutes simples : une monnaie saine et un environnement réglementaire et fiscal qui favorise la liberté des échanges et l’initiative privée. Que nos gouvernants entendent la voie la raison et nous en serons quittes pour une poussée inflationniste accompagnée d’un crash obligataire et nous pourrons alors repartir sur des bases saines ; un moindre mal pour un grand bien. Dans le cas contraire, la science économique n’a plus rien à nous enseigner, c’est dans livres d’histoire que nous pourrons deviner ce qui nous attend.

[1] C’est, bien sûr, un abus de langage : l’essentiel de la monnaie centrale est créée sous forme électronique.
[2] Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire des banquiers centraux et n’a, à vrai dire, pas de définition bien précise.
[3] Les lecteurs avertis s’étonneront peut être de ce chiffre : il s’agit non seulement des réserves excédentaires en compte courant mais aussi des soldes de la facilité de dépôt (Deposit facility) et des dépôts à termes (Fixed-term deposits).
[4] Plus exactement : You can lead a horse to water, but you can’t make it drink.

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Guillaume Nicoulaud gère le fonds US Equity Premium de DTAM

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