Guerre des monnaies : est-il cartésien de regretter le franc et souhaiter son retour ?

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Par Michel Delatour Publié le 12 février 2014 à 6h30

Depuis l’avènement de l’euro en 2002, quelle est la position des Français, s’agissant du franc ? Un institut de sondage demande régulièrement aux Français s’ils regrettent le franc et s’ils en souhaitent le retour.

Les termes sont différents, mais semblent constituer une formulation d’une même question. En effet, souhaiter le retour de quelque chose, ou de quelqu’un, que l’on regrette, paraît être une séquence logique et cohérente. En fait, non : les résultats de ces sondages sur le franc démontrent qu’il n’en est rien et révèlent une contradiction surprenante, qui mérite, pour reprendre le mot consacré, un décryptage. Et, forcément, un débat.

Les sondages

L’euro est mis en circulation en France le 1er janvier 2002 et remplace le franc. Le premier sondage a eu lieu en février 2002 et la question posée était : « Regrettez-vous le franc ? » :

-39 % des Français disaient regretter le franc.

-En juin de la même année, ils étaient plus nombreux : 45 %

-En juin 2005 : 61 %

-En février 2010, le chiffre est au maximum : 69 %

-En décembre 2012, 62 %

-En gros, à présent, 2/3 des Français regrettent le franc

Or, il se trouve que 8 autres sondages ont été publiés sur le même sujet, sur la période allant de mai 2010 à septembre 2012 (donc qui s’intercalait dans la première période).

La question était « Souhaitez-vous que la France abandonne l’euro et revienne au franc ? » Là, le non l’emporte nettement et constamment : 2/3 des Français ne veulent pas revenir au franc avec une pointe à 74 % en juin 2012. En résumé, un paradoxe apparaît : 2/3 des Français regrettent le franc alors que 2/3 d'entre eux ne veulent pas son retour

Analyse

Pire qu’un paradoxe : une contradiction

Au risque de brusquer les statisticiens, dont nous souhaitons volontiers ici l’intervention, on pourrait en déduire cette répartition qui, certes, est une simplification, mais qui doit faire partie des hypothèses valables :

-1/3 des Français s’en tiennent à l’euro et ne veulent pas du retour du franc : c’est tranché

-1/3 des Français regrettent le franc et veulent son retour : logique

-1/3 des Français regrettent le franc, mais ne veulent pas de son retour

C’est cette 3ème catégorie qui interpelle.

Une question vient donc en premier : qui constitue cette catégorie de Français qui regrette le franc, tout en n’en voulant plus ? Quelles sont les raisons qui sous-tendent cette contradiction, si c’en est une ? Une autre question vient poindre aussi : est-il possible que la formulation des questions posées suscite ce comportement « contradictoire » ?

Interrogé, le directeur de cet institut, Monsieur Jérôme Fourquet, nous répond très pertinemment, et nous l’en remercions :

« Pour répondre a votre demande, on ne peut pas comparer les résultats d'une question sur le regret du franc (où joue une part de nostalgie et ou pèse la hausse des prix ressentie après l’introduction de l’euro) avec ceux d'une question sur l'abandon de l’euro et le retour au franc qui prend une dimension beaucoup plus politique.
C'est deux indicateurs différents, qu'il faut prendre en compte pour comprendre l'opinion sur le sujet mais on ne peut pas les mettre au même plan, et nous n'avons pas omis (ou escamoté) des résultats mais uniquement comparé les résultats a une même question posée a différents moments, ce qui est un principe de base de notre métier.
En espérant que ces éléments seront de nature a répondre a vos questions. »

Cette réponse est parfaite et pourrait dès lors clore le débat.


Mais on peut continuer à fouiller ces registres, « l’affectif/la nostalgie », « la politique », évoqués ci-dessus. Et ce n’est pas qu’intellectuel. On peut entrevoir des applications.

On pourrait dire que, dès que le paramètre politique entre en jeu, la donne change : la réflexion s’inverse, quitte à tomber dans le paradoxe, à fuir la logique. Ceci n’est pas surprenant : le terme même de « politique » déstabilise, notamment en France. Cette notion de politique s’apparente presqu’à un mal, à tel point que d’aucuns proclament ne pas faire de politique, être apolitiques. Raymond Barre fut un des premiers à se dire « apolitique ». Coluche disait : « Tu ne t’occupes pas de politique ?... Ne t’inquiètes pas, la politique s’occupe de toi »… pour illustrer son omniprésence quasi-perverse. On peut dire que la connotation politique obère la réflexion et peut confiner à la contradiction. Mais le lecteur de ces lignes est un converti. Une autre notion, attenante, qui a tout son poids dans la prise de décision : la peur. C’est même le facteur le plus puissant dans le déterminisme comportemental humain.

L’affectif, la nostalgie, c’est beau mais ce n’est pas suffisant.

Plus forte est la résonance de la dimension politique : le mot politique fait peur car il renvoie à dirigeant, donc à contrôle, à représailles... Or, que voit-on dans la formulation de la question du 2è sondage : le terme « abandonner » (abandonner l’euro). Immédiatement, dans l’inconscient humain, abandonner veut dire déserter, trahir… il induit de la culpabilisation et du mal-être.

L’emploi de ce terme dans la formulation du sondage a déclenché chez certaines personnes sondées et, à la fois :

- de la peur

- de la culpabilisation

Deux puissantes émotions négatives qui ont obéré leur jugement et qui, sans doute, expliquent cette contradiction (je regrette le franc, mais j’veux pas son retour… l’euro va me disputer si je le laisse tomber)


A quoi sert cet article ?... à faire de la « psychophilosophie » de comptoir ?...

Nous vous l’accordons volontiers : il est inutile. Mais merci à ceux qui disent qu’il est opportun. Car il peut être aussi un préambule symbolique à ce qui va se jouer dans quelques mois. Le fait est que, dans quelques mois, à peine, les Européens vont aller voter. Or l’Union Européenne a comme emblème : l’euro.

Le ressenti vis-à-vis de l’euro va jouer à plein dans la démarche de l’électeur européen. Il en sera sans doute le déterminant principal. Le 25 mai 2014 au soir, le destin de tous les pays de l’Union pourra se jouer, et de façon synchrone. Le 26 mai au matin, il se peut que les « eurosceptiques » soient très nombreux au Parlement fraichement élu.

Une bascule profonde de la vie de centaines de millions de citoyens va donc peut-être s’opérer. Et du jour au lendemain. Des élections anticipées pourront être envisagées dans certains pays…

Il était donc intéressant de savoir, à titre préfiguratif, ce que pensent, à 3 mois des élections, les Français de l’euro/ son maintien et du franc/son retour. Il était donc intéressant d’entrevoir les paramètres qui vont être utilisés par les uns et les autres pour agir sur la décision des électeurs : soyons sûrs que la peur et la culpabilisation seront des constantes durant la campagne, et dans tous les pays. Nous allons donc aborder une phase « politique » de grande envergure, car décideuse de l’avenir des générations futures : tout aura son importance. D’ores et déjà, on n’est plus dans la politique-fiction.

Questions

Les instituts de sondages vont-ils refaire des sondages sur le sujet de l’euro avant les élections ? Cette question doit se poser en ce moment et la crainte des résultats pourrait conduire à y renoncer. Mais, si le sondage est effectué, quelle va être la formulation de la question ? Contiendra-t-elle des éléments « orientant » ? Que feront les sondeurs dans les autres pays de l’Union ? Y aura-t-il des comparaisons ? Ou taira-t-on les résultats ?... Nul doute que les résultats de ces sondages seraient un indicateur puissant qui influerait dans un sens ou dans l’autre sur le comportement de l’électeur. D’où cet article.

Alors : wait and see.

PS : une suggestion sur la formulation, si ces sondages s’effectuent chez nous :

« Souhaitez-vous le retour du franc ? ». Nos 3 tiers et la pseudo-contradiction se reconstitueraient-ils tout de même ?... Ou la logique reviendrait-elle ?

Sources : IFOP
Nos plus vifs remerciements à son directeur, Monsieur Jérôme Fourquet.

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Médecin spécialiste

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