Hantise d'un bon grand nombre d'étudiants, le mémoire de fin d'étude est un travail complexe, qui demande avant tout une bonne compréhension de l'objectif final. Avant même de penser à la collecte de données ou au modèle à utiliser, le premier blocage arrive bien souvent au moment de la rédaction de la revue de littérature.
Et pourtant, si une revue de littérature est demandée, ce n'est pas uniquement dans le but de vous faire souffrir (#sado-maso). Mais en fait, c'est quoi réellement une revue de littérature ? Cela sert à quoi ? Et quelles sont les "astuces" pour réaliser une revue de littérature à peu près correcte ?
C'est bon ! Vous avez enfin défini une problématique un minimum cohérente... Maintenant que vous avez votre sujet, la seconde étape d'un mémoire consiste à réaliser une revue de littérature ("literature review" in english). Avant de vous lancer à la recherche de dizaine de papiers académiques en lien avec votre sujet, il est important de bien comprendre l'utilité de la revue de littérature (car encore une fois, on ne vous demande pas de faire ça uniquement pour vous emmerder...). L'objectif d'une revue de littérature est de synthétiser l'état actuel de la recherche en lien avec votre problématique (= ce que les autres ont fait / dit / trouvé) en regroupant les recherches selon une certaine logique (= ne pas énumérer les textes un par un) afin de montrer à la fin en quoi votre recherche est intéressante et/ou innovante (= sans forcément révolutionner le monde, montrer que ce que vous faites à un minimum d'intérêt).
Il est d'ailleurs totalement normal que votre problématique évolue plus ou moins fortement au cours de vos lectures et de la rédaction de votre revue de littérature. Bon sur ce point, je sais que certains directeurs de mémoire ne seront pas forcément d'accord, mais de mon expérience relativement récente (j'ai eu la joie de faire deux M2, donc deux mémoires de fin d'étude... et je supervise des mémoires depuis quelques années en tant qu'enseignant-chercheur doctorant...) je trouve qu'il est préférable de réorienter et/ou de recentrer sa problématique après avoir une bonne connaissance de la littérature plutôt que de vouloir à tout prix garder une problématique de base qui est juste incohérente. Au cours de vos lectures, vous allez vous rendre compte que des chercheurs ont déjà écrit 50.000 papiers répondant exactement à votre problématique, que votre problématique est trop large (problème ultra-fréquent) ou bien qu'elle est impossible à traiter car il n'existe tout simplement pas de données. Vous allez aussi sûrement avoir des idées nouvelles, en identifiant des niches de recherche qui n'ont pas encore été traitées ou en vous basant par exemple sur les limites annoncées en conclusion de différents articles (et en voyant comment justement répondre à ces limites).
Bref, reprenons au début. La première étape consiste donc à identifier les articles de référence en lien avec votre problématique (= pour identifier ce qui a déjà été testé et les différentes conclusions). Pour cela, vous allez avoir deux nouveaux meilleurs amis : Google Scholar et SSRN. Pourquoi utiliser l'un de ces deux sites pour commencer vos recherches, plutôt que de bêtement taper votre requête sur Google Search ? Tout simplement car Google Scholar permet de trier le résultat de la recherche en fonction du nombre de citations et SSRN en fonction du nombre de téléchargements.
Alors certes, le nombre de citations n'est pas un gage parfait de la qualité d'un papier, mais il est tout de même préférable de commencer par les "classiques", plutôt que par un working paper inconnu d'un chercheur biélorusse. Ce qui n'empêche pas cependant ce working paper d'être de grande qualité ou bien le chercheur biélorusse d'être Prix Nobel dans quelques années... Mais comme de toute façon vous n'allez jamais pouvoir "tout lire", autant se concentrer au départ sur les "classiques" (question de probabilité / optimisation de vos recherches). Il faut en effet bien comprendre que la recherche académique est basée en partie sur le concept de la citation (avec les problèmes potentiels que cela peut créer) : lorsqu'un auteur cite un autre article, alors (1) il donne une certaine crédibilité à l'article qu'il cite et (2) il indique que sa recherche est en lien avec celle de l'article cité.
Supposons par exemple que vous ayez envie de travailler sur la finance comportementale. Réflexe numéro 1 : aller sur Google Scholar et SSRN en taper la requête "behavioral finance", afin d'identifier les articles de référence dans le domaine. Malheureusement, la recherche académique en économie/finance est en énorme majorité en anglais, donc il va falloir vous habituer à lire dans la langue de Shakespeare... Voici donc les résultats de cette requête sur Google Scholar et SSRN :
Attention encore une fois : cela ne signifie pas qu'il faudra à la fin absolument que l'ensemble de ces articles soient présents dans votre revue de littérature. Cependant, afin d'avoir un premier aperçu rapide de la littérature sur la finance comportementale (et affiner ensuite votre problématique), une lecture attentive des différents papiers ci-dessus semble être une très bonne idée. Par exemple, l'article de Fama (1998), avec plus de 4000 citations et plus de 80.000 téléchargements, est un "classique" dans le domaine, tout comme le survey de Barberis & Thaler (2003). Cela ne veut pas dire que Fama ait nécessairement "raison" (de nombreux auteurs sont en désaccord avec Fama sur sa vision de la finance comportementale et de l'efficience des marché... et la recherche a beaucoup évolué depuis), mais faire un mémoire sur cette thématique sans avoir au moins lu ce papier est selon moi un crime de lèse-majesté !
Ensuite, que ce soit sur SSRN ou sur Google Scholar, il est possible de remonter via les citations des différents articles (bouton "References" sur SSRN et "Cité" sur Google Scholar, puis en triant par téléchargement par exemple) pour découvrir les articles plus récents en lien avec cette thématique. Sur SSRN, vous avez de plus, lorsque vous cliquez sur un papier, un menu sur le côté "People who downloaded this paper also downloaded" permettant d'identifier d'autres papiers sur la même thématique.
Une fois que vous avez identifié une petite dizaine de papiers qui vous semblent pas mal, il va falloir les lire... Et oui, lors de la revue de littérature, comme son nom l'indique un peu, vous allez passer des heures et des heures (des jours et des jours) à lire des articles. Pour vous organiser au mieux dans vos lectures, le Captain' vous conseille d'utiliser le logiciel gratuit Mendeley (dans le même style, Zotero fonctionne très bien aussi). L'intérêt de ces deux logiciels ? Une gestion de la bibliographie, la recherche de "Related Documents", la possibilité de classer les docs, de surligner dans les PDF, de rechercher dans les différents articles... Bref, un gain de temps et de productivité monstrueux au final !
Au moment de la lecture, chacun sa méthodologie : simple utilisation du surligneur dans le PDF, réalisation d'une fiche synthétique par papier sur Word, réalisation d'un tableau sur Excel... Tout est faisable (un bon papier et un crayon ça marche bien aussi), l'idée étant tout de même d'être proactif au moment de la lecture pour éviter de lire 50 papiers pour finalement avoir tout oublié une semaine après. Au cours de vos lectures, vous allez réussir (si tout va bien) à dégager les grandes théories, les "courants" de pensées, les différentes méthodologies utilisées, le type de données et de modèles utilisés et les différentes conclusions... L'objectif est ensuite d'essayer de regrouper les papiers en fonction de caractéristiques communes. Cette étape est loin d'être simple, mais il est important de comprendre que la revue de littérature n'est pas un empilement de recherche, mais doit suivre une certaine logique. A vous justement de trouver cette logique, en vous inspirant (sans plagier !!!) de l'organisation suivie dans les différents articles composant votre littérature. Vous allez normalement remarquer que les différentes "Literature Review" de vos articles de référence sont souvent assez proches, avec certains papiers qui ressortent tout le temps et des blocs d'articles qui sont souvent cités ensemble. A vous de comprendre pourquoi : l'objectif ici n'étant pas de réinventer la roue mais d'avoir une bonne vision globale de votre thématique (dans le cadre d'une thèse de doctorat, il va falloir justement essayer de réinventer cette roue ; mais dans le cadre d'un mémoire qui doit être fait en quatre à six mois, c'est tout de même difficile à faire...)
Afin de comprendre le concept d'organisation par sous-thématique / courants de pensées / conclusions, il peut d'ailleurs être intéressant, avant même de commencer sa littérature, de lire deux ou trois exemples de Literature Review publiées dans des journaux académiques spécialisés dans ce domaine, comme par exemple le "Journal of Economic Literature". Allez voici donc quelques exemples pour comprendre le concept:
"Top Incomes in the Long Run of History" (2011), Atkinson, Piketty, Saez
"Psychology and Economics: Evidence from the Field" (2009), DellaVigna
Le style de rédaction est très important, et comme vous allez être corrigé par des chercheurs plus ou moins psychorigides, il est important de suivre certaines conventions. Voici donc deux exemples de revue de littérature sur "la météo et l'économie" : la première est blindée de fautes (à vous de les repérer), et la seconde est pas trop mal.
Revue de littérature un peu nulle : Selon les Echos, la météo peut jouer sur l'humeur des individus, et donc pourrait avoir un impact sur l'économie. Les recherches dans le domaine sont nombreuses. Par exemple, Michel Abitbol, mort en 1980, a montré dans son papier "Le soleil c'est cool" que lorsqu'il faisait beau en été, le PIB de la France augmentait car la consommation augmente. De plus, une recherche de Williams a montré que les pays les plus riches dans le monde sont les pays où le climat est tempéré (Europe, USA, Japon). Quelques années plus tard, Michel Patullaci a prouvé empiriquement, en suivant la théorie du lien entre sentiment et météo inventé par Lorie en 1950, que les jours de beau temps, le panier moyen d'un consommateur américain à WalMart augmentait et que la durée de shopping était plus élevé. Cependant, lorsqu'il fait trop chaud, cela peut aussi avoir un effet négatif sur le PIB, car les gens ne peuvent plus sortir de chez eux, comme l'a montré en 1996 José Bové. Enfin, tout comme lorsque les vacances approchent, les investisseurs semblent plus optimistes les jours de beaux temps, et la bourse a tendance à monter, comme l'a prouvé Jacques Katarine. Par contre, Ghislaine Fournier trouve le contraire. Et voilà donc pourquoi je vais m'intéresser à la problématique "Est-il préférable qu'il fasse beau ou moche ?".
Revue de littérature pas trop nulle: Depuis les travaux fondateurs de Lorie (1950) identifiant un lien de causalité direct entre le niveau d'ensoleillement et le sentiment des agents économiques, la recherche académique dans le domaine est florissante. Abitbol (1975) et Patullaci (1980) ont identifié empiriquement une corrélation positive entre la météo et l'activité économique des agents : plus la météo est clémente, plus l'activité économique, et plus particulièrement la consommation, est élevée. Bové (1996) confirme les résultats précédents, mais démontre que cette relation n'est pas parfaitement linéaire, et que lorsque la température est supérieure à 40 degrés, la corrélation devient même négative. Tandis que l'impact de la météo sur la consommation semble faire l'objet d'un certain consensus, la corrélation entre météo et marchés boursiers fait encore l'objet de nombreux débats : le lien entre sentiment des investisseurs et rendement des marchés boursiers étant fonction de la rationalité ou non des investisseurs (Katarine, 2013 ; Fournier, 2014). Etant donné l'état actuel de la recherche, l'objectif de notre recherche est de définir la température optimale permettant de maximiser la fonction de consommation des agents, et de voir si cette température optimale est reliée à une performance anormale sur les marchés financiers.
Alors la seconde littérature est loin d'être parfaite (c'est fait au feeling en 5 minutes, avec un sujet et des auteurs inventés de toute pièce, et une problématique un peu infaisable), mais avouez tout de même que cela a plus de gueule que la première. Non ? Bien évidemment une revue de littérature cela ne doit pas faire 10 lignes comme ci-dessus, mais l'objectif est simplement de montre le "style". Il n'y a d'ailleurs pas de bonne (ni de mauvaise) longueur pour une revue de littérature : j'ai tendance personnellement à préférer une revue de littérature courte (5-10 pages s'il faut vraiment donner une fourchette) mais précise et bien ficelée, que des revues de littérature de 25 pages avec que du blabla... Idem pour le nombre d'éléments bibliographiques : l'objectif n'est encore une fois pas d'empiler pour empiler, mais que le tout soit cohérent.
Quelles sont les erreurs présentes dans la première littérature ? Alors en vrac : (1) les Echos n'est pas une source valable pour un mémoire ; un article du Captain' ne l'est d'ailleurs pas davantage, (2) le fait qu'un auteur soit mort en 1980 n'a pas de réel intérêt, ce qui compte est la date de publication du papier ou ouvrage cité, (3) le titre du papier doit en général apparaître dans la bibliographie, et non dans la littérature, (3) les papiers sont cités un par un, sans suite logique, (4) le papier de "Williams", aussi intéressant soit-il, est un peu hors-sujet, (5) à la fin de la lecture, on ne comprend pas vraiment l'intérêt de la problématique, qui est ultra-large.
Et voilà, vous avez donc maintenant deux sites pour commencer vos recherches (Google Scholar et SSRN), deux supers logiciels pour organiser la bonne cinquantaine de papiers que vous aller devoir lire (Mendeley et Zotero), des exemples de revue de littérature (Journal of Economic Litterature) et quelques conseils du Captain' plus ou moins utiles. Et dans six mois, à vous le diplôme !
Conclusion : Que vous soyez chercheurs, doctorants, enseignants ou étudiants, n'hésitez pas à envoyer vos conseils et "astuces" de travail (par mail ou en commentaire): le Captain' se fera un plaisir de mettre à jour cet article. Encore une fois, il existe sûrement de nombreuses autres méthodes de travail qui peuvent fonctionner... Mais comme je béni chaque matin le jour où un doctorant de la Sorbonne m'a conseillé d'utiliser Mendeley (non non, ceci n'est pas un article sponsorisé... c'est juste de l'amour d'un logiciel 😉 ) ou bien le jour où j'ai lu une série d'articles du Journal of Economic Literature pour enfin comprendre à quoi sert une revue de littérature, je me dis que cela doit aussi pouvoir servir à d'autres personnes. Sur ce bon courage, et que la force du mémoire soit avec vous !
Article publié initialement sur le blog du Captain' Economics