« Super Mario » a-t-il vraiment « sauvé l’euro » ?

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Par Jacques Bichot Modifié le 25 octobre 2019 à 11h02
Mario Draghi Liens Banques Centrales
@shutter - © Economie Matin
4.700Le bilan de la BCE atteint 4.700 milliards d'euros, soit 41% du PIB de la zone euro.

À l’issue de huit années passées à la tête de la BCE, Mario Draghi fait l’objet de louanges dithyrambiques : il aurait « sauvé l’euro », à en croire le titre de la pleine page que Le Figaro du 24 octobre lui consacre. Je n’en suis pas certain, et voici pourquoi.

L’analyse de Simone Wapler il y a deux ans

Dans les colonnes d’Economie Matin, Simone Wapler avait déjà très bien analysé ce que la politique de « quantitative easing » (QE) signifie concrètement. Demandant « où sont passés les milliards de Mario Draghi ? », elle répondait très justement : « Ils comblent les déficits publics qui financent des dépenses stériles ».

À cette époque, le bilan de la BCE atteignait déjà 4.400 milliards d'euros. Depuis, il a augmenté de 300 milliards d'euros, atteignant 4.700 milliards d'euros, soit 41% du PIB de la zone euro.

Le dollar américain, dont l’usage mondial dépasse de loin celui de l’euro, a pour banque centrale suprême le Federal Reserve System, qui regroupe les banques centrales des Etats composant les USA, comme la BCE regroupe la Bundesbank allemande, la Banque de France, et leurs consœurs des autres pays de la zone euro. Son bilan représente 18% du PIB américain, pourcentage inférieur de moitié à son homologue européen. Certes, le bilan de la Bank of Japan atteint 102% du PIB nippon, mais justement ce pays est atteint de la même maladie que les États-Unis et la France : un déficit public important et chronique.

Voilà qui illustre la première partie du propos de Simone Wappler : la BCE, comme certaines de ses semblables, sert à faciliter des comportements budgétaires aboutissant à d’énormes déficits publics. Quid du second point, à savoir que les dépenses correspondantes sont, du moins pour une part importante, « stériles » ? Car s’il s’agissait de construire les infrastructures dont les pays membres et leurs populations ont besoin, on comprendrait que les Etats s’endettent, et que la BCE leur facilite la tâche. Mais a-t-on remplacé en temps voulu, à Gênes, le viaduc qui s’est effondré il y a quelques mois ? A-t-on modernisé le système des urgences hospitalières, en France ? A-t-on mené à bien le tunnel Franco-Italien ?

La BCE a facilité le gaspillage de l’argent public par des hommes politiques peu compétents

Plus prosaïquement, qu’a-t-on fait pour améliorer l’efficacité du travail effectué par les quelques dizaines de millions de fonctionnaires et autres employés des administrations publiques de la zone euro ? Chacun peut le constater : si quelques pays européens, comme l’Allemagne, dont les finances publiques sont saines, disposent d’administrations dont le rapport efficacité/prix est satisfaisant, c’est loin d’être le cas de tous. En pratiquant le QE, la BCE a facilité le manque de professionnalisme des gestionnaires publics de nombreux pays membres, ainsi que la propension des hommes politiques à agir en « politiciens » au mauvais sens du terme, qui essayent de séduire les électeurs en distribuant toujours plus largement un argent que les trésors publics ne possèdent pas, et que les organismes de collecte des impôts et des cotisations sociales ne prélèvent pas.

Le rôle d’un Gouvernement, d’un Ministère, d’un Conseil régional, départemental ou municipal, c’est pour une large part d’organiser de bons services publics avec une bonne productivité. Une entreprise qui produits des biens ou des services de qualité médiocre avec des prix de revient élevés est, grâce à la concurrence, remplacée plus ou moins rapidement par une autre qui fait mieux pour moins cher. La gabegie existe dans le secteur privé, certes, mais elle mène en général à la faillite, si bien que la productivité moyenne progresse. Dans la fonction publique, l’aiguillon de la concurrence n’existe pas, et de plus les statuts du personnel, surtout dans des pays comme la France où il s’agit principalement de fonctionnaires dont le licenciement est quasiment exclu, ne facilitent pas les progrès de la productivité. Institutions scolaires et universitaires, hôpitaux publics, administrations territoriales, sont des lieux où, il faut le dire, certains se « défoncent » au service de leurs concitoyens, mais où, en moyenne, « on se la coule douce ». Il suffit de lire quelques chapitres des rapports de la Cour des comptes pour réaliser à quel point, dans notre pays, le ver du laxisme et de l’inefficacité est à son affaire dans le fruit des services publics. Quant au système de protection sociale, en France et dans d’autres pays de la zone Euro, les politiciens s’en servent pour distribuer de l’argent qui n’existe pas – et qu’il faut donc créer – à des personnes parfaitement capables de le gagner en travaillant.

La Grèce, dont les facéties ont longuement défrayé la chronique, et qui a été sauvée du naufrage monétaire (la sortie de l’euro) à coups de prêts, est un cas extrême, mais en même temps typique. Le QE permet à des gabegies de s’instaurer sans que d’assourdissantes sonnettes d’alarme se déclenchent et hurlent jusqu’à ce qu’ait lieu une sérieuse remise en ordre.

Alors, oui, « Super Mario » a sauvé quelque chose, mais pas l’euro : cette unité monétaire aurait très probablement subsisté sans lui, et elle ne se serait pas portée plus mal si la Grèce, par exemple, était revenue à la drachme. Ce que la BCE et ses dirigeants (pas seulement son Président, bien entendu !) ont sauvé, c’est la conduite amateuriste et laxiste des affaires publiques.

Disons seulement à sa décharge que, notre classe politique étant ce qu’elle est, et les institutions européennes étant ce qu’elles sont, Mario Draghi nous a probablement évité une ou deux tragi-comédies du type de celles que vivent actuellement nos amis britanniques. Dans un contexte d’irresponsabilité et d’incompétence d’une grande partie de la classe politique, l’administration d’un remède de cheval aurait peut-être été vraiment traumatisante ; la pommade émolliente et anesthésiante dont le président de la BCE nous a enduit nous a du moins, au prix d’une médiocrité croissante, évité de rudes efforts.

Personnellement, j’aurais choisi la voie de l’effort. Mais, honnêtement, cher Mario, je ne peux vous en vouloir si vous avez jugé, en votre âme et conscience, que des Européens gavés de niaiseries à la sauce numérique seraient incapables de les accomplir. Charles de Gaulle disait « les Français sont des veaux » ; vous l’avez dit, à votre manière, en milliers de milliards d’euros, des Européens dans leur ensemble.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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