Concurrence sur le marché de gros de l’électricité : un long chemin à parcourir ?

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Par BSI-Economics Modifié le 29 novembre 2022 à 10h08

Depuis une trentaine d’années, l’organisation du secteur de l’électricité a connu des transformations politiques qui ont fondamentalement restructuré l'industrie : la libéralisation et la déréglementation du marché. Sous l’effet d’un ensemble de forces économiques, politiques et technologiques, cette industrie est de moins en moins contrôlée par les gouvernements. Certains segments de la chaîne de valeur (notamment le secteur de production) sont ouverts à la concurrence selon différentes modalités.

En France, après une longue période de résistance à la vague de libéralisation du marché européen, le secteur électrique français s’est finalement ouvert à la concurrence en 2000. Les prix de l’électricité sur le marché de gros[1]ont été déterminés par les seules forces du marché. Cependant, si l’on regarde le système des prix de gros sur le marché électrique français, on trouvera d’une part un chevauchement de différents types de prix et de tarifs, qui sont largement divergents d’un prix et d’un tarif à l’autre. D’autre part, depuis la libéralisation du marché de l'électricité, il y avait une hausse extraordinaire des prix de marché : l'indice de prix sur le marché à long terme (Powernext Baseload Forward Year Ahead) a plus que triplé entre 2003 and 2008, augmentant plus vite encore que le pétrole. Cela a engendré des doutes et des mécontentements sur la concurrence du marché électrique français.

La divergence entre le tarif réglementé et le prix de marché sur le marché de gros français

Avec l’ouverture de marché depuis 2000, un certain nombre de consommateurs dits éligibles a décidé de quitter le système de tarif réglementé pour participer au système des prix de marché qui, à cette époque, était relativement faible. Ce choix a été, cependant, irréversible.

Depuis 2005, le prix du marché a commencé à s'accroître bien au-dessus des tarifs réglementés. Il a triplé entre 2004 et 2008, passant de 24 à 87 €/MWh, tandis que les tarifs réglementés sont restés pratiquement inchangés, autour de 30 €/MWh. Les tarifs réglementés sont restés fixés en grande partie sur la base du coût de production de l'énergie électrique nucléaire et hydraulique, qui représente 90% de la production totale en France. Ils ont été, par conséquent, peu touchés par l'augmentation des prix des combustibles fossiles ou l'intégration des prix de CO2 depuis 2005.

Les prix de marché, cependant, répondent à tous ces changements. Ceci s’explique par le fait que les prix de marché se sont alignés sur les coûts du moyen de production les plus onéreux nécessaires pour couvrir 100% de la demande. Ainsi, même si une centrale à gaz ou au charbon est nécessaire pour couvrir moins de 10% de la production à un moment donné, le coût de ces centrales constitue le prix de référence pour le marché. Elles sont appelées des centrales marginales – c’est-à-dire les dernières centrales mobilisées pour couvrir la demande[2]. Le coût par MWh du combustible consommé dans ces centrales - cout marginal- fixe donc le prix du marché. D’autre part, si le système électrique français a été isolé, c’est-à-dire pas d'échanges avec les réseaux voisins, les centrales nucléaires seraient les centrales marginales pour près de 50 % des cas et les prix du marché seraient généralement fixés en fonction du coût marginal de l'énergie nucléaire; l'écart entre le tarif réglementé et les prix de marché serait ainsi raccourci.

Cependant, avec l'ouverture du marché et l'interconnexion entre la France et les pays voisins, les centrales marginales nécessaires pour satisfaire la demande de la zone interconnectée sont la plupart du temps celles au charbon ou à gaz[3]. Les prix du marché s'alignent sur le coût de ces centrales, qui, à son tour, varie en fonction de la volatilité des prix des combustibles fossiles.

L’augmentation des prix du pétrole brut depuis 2004 a conduit à des augmentations des prix de deux autres combustibles fossiles : charbon et gaz, et donc, a eu des répercussions sur les prix du marché de l’électricité. Comme expliqué ci-dessus, même si une centrale au charbon ou à gaz représente une très petite partie de la production totale en France, le coût de production de cette centrale sera encore le prix de référence pour le marché, car il est lié à d’autres marchés comme l'Allemagne où la moitié de la production d'électricité provient du charbon et du gaz.

Pendant les périodes de pic de demande, l'électricité est importée des pays voisins ; les prix s'alignent sur la centrale à gaz qui est relativement coûteuse. Au contraire, en dehors des pointes de consommation, l'électricité est exportée vers ces pays. Même si les prix correspondent à une certaine marginalité des centrales nucléaires en France, les centrales au charbon et à gaz qui fonctionnent presque tout le temps en Allemagne ou en Italie pourraient influencer les prix de l’électricité français (Champsaur, 2009).


La juxtaposition de différents types de prix et de tarifs dans le marché de gros

La divergence entre le tarif réglementé et le prix de marché ainsi que la hausse extraordinaire des prix à partir de 2005 ont engendré un mécontentement chez les consommateurs ayant quitté le système réglementé à l'égard de la libéralisation (en général la concurrence aurait induit des prix plus bas). Cette contradiction a conduit le gouvernement français à adopter une loi sur l'énergie en 2006 qui autorise les consommateurs ayant quitté les tarifs régulés à revenir au système tarifaire protégé, dits « Tarifs réglementés transitoires d’ajustement au marché » (TaRTAM), ou, plus prosaïquement, «tarif de retour». Le TaRTAM, calculé à partir du tarif réglementé, a augmenté de 10%, 20%, ou 23% correspondant à un mécanisme de compensation ex-post.

La juxtaposition de tarif réglementé, le TaRTAM, et les prix du marché, ainsi que les conditions d'irréversibilité entre les offres réglementées et de marché ont causé encore plus de contradictions.Deux clients ayant le même profil de consommation n'ont pas accès aux mêmes offres de tarif. La tarification étant incohérente, les prix du marché ne peuvent être un signal pour les nouveaux investissements. En outre, les nouveaux entrants n'avaient pas d'incitations à entrer sur le marché à ces tarifs réglementés actuels, qui reflètent le coût du parc nucléaire de l'opérateur historique auquel ses concurrents n’ont a priori pas accès. Si les prix avaient été maintenus comme tels, il n'y aurait pas d’incitations économiques pour les nouveaux entrants. Une nouvelle contradiction se pose : la concurrence est généralement censée baisser les prix, mais afin de promouvoir la concurrence sur le marché électrique français, nous avons besoin d'augmenter les prix !

C'est dans ces conditions qu’en décembre 2010, la loi sur la Nouvelle Organisation du Marché de l’électricité (dite loi « NOME ») a été promulguée. Cette loi a pour but de renforcer la concurrence en supprimant progressivement les tarifs réglementés et le TaRTAM. En outre, par cette loi, EDF a l'obligation de vendre une partie de sa production nucléaire à ses concurrents à un prix réglementé fixé par le régulateur – système de l’Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique (ARENH). Le prix ARENH demandé par les concurrents d’EDF était de 35 €/ MWh tandis que celui proposé par EDF était de 42€. Il a finalement été réglée par le gouvernement à 40 €/ MWh à partir du 1er Juillet 2011 pour être cohérent avec le TaRTAM puis 42 €/ MWh à partir du 1er Janvier 2012[4]. Certains des concurrents d’EDF ont affirmé qu’à un tel prix, l’espace économique est insuffisant pour dynamiser la concurrence et les fournisseurs alternatifs sont apparus de facto comme "marketers" d'EDF. Ainsi, les opérateurs alternatifs ne sont pas considérés comme des concurrents crédibles et les nouveaux entrants n’ont pas de marge de développement.

La loi NOME ne favorise pas forcement la participation des opérateurs alternatifs à la production d'énergie nucléaire français comme mentionné dans le rapport Champsaur. Il n'y a aucun avantage immédiat accordé aux opérateurs alternatifs par rapport à l’investissement dans la production nucléaire. Pour cela, la loi NOME est même qualifiée de «loi triste » (Chevalier et al. 2012).

Conclusion

Les efforts du gouvernement afin de réconcilier les contradictions entre les objectifs économiques, sociaux et politiques au cours de ces dernières années ont entraîné encore plus de contradictions sur le marché de l'électricité. Un certain nombre de lois et de réglementations a expiré et un certain nombre d'autres a été remplacé, ce qui a créé une grande incertitude sur les futurs prix de l'électricité en France. Cela aurait un impact immédiat sur la vision à long terme des consommateurs, des opérateurs alternatifs, et en particulier des nouveaux entrants. Le prix sur le marché électrique de gros en France est ainsi loin d’être un bon signal pour les nouveaux investissements et aussi loin d’être concurrentiel comme attendu par la loi NOME.

"L'écart se creuse entre des tarifs politiquement bloqués et une réalité de marché qui se révélera inévitablement douloureuse dans les années à venir: les prix de l'électricité en France sont plus bas que la moyenne européenne, mais cet écart reflète de moins en moins un avantage issu de choix judicieux effectués dans le passé, mais de plus en plus une volonté de préserver les consommateurs des tensions du monde énergétique, retardant d'autant plus les progrès de la transition énergétiques" (Chevalier et al. 2012, p97)

Notes:

[1] Le marché de gros désigne le marché où l’électricité est négociée (achetée et vendue) avant d’être livrée sur le réseau à destination des clients finals (particuliers ou entreprises)

[2] Dans un réseau électrique, le bouclage de l’offre sur la demande se fait dans « l’ordre de mérite »: à chaque instant, on fait appel d’abord aux centrales moins coûteuses en combustible par MWh produit (comme centrales hydroélectriques et nucléaires), puis des centrales plus coûteuses (comme celles au charbon ou à gaz) jusqu’au moment où l’offre couvre enfin la demande. Les centrales nucléaires vont donc fonctionner la plupart du temps alors que les centrales au charbon ou à gaz ne sont mobilisées qu’un nombre limité d’heures (pendant les périodes de pic de demande).

[3] En France, la production d’électricité est dominée par le nucléaire alors qu’au niveau européen, la structure du parc de production varie beaucoup d’un pays à un autre. Par exemple, en Italie, qui n’a pas de nucléaire, la production d’électricité repose principalement sur le charbon, le gaz naturel et les produits pétroliers.

[4] Le prix ARENH est prosaïquement un prix réglementé au niveau du gros. Il est plus élevé que le niveau hypothétique proposé par le rapport Champsaur, car ils tiennent compte de la catastrophe de Fukushima de la fin de 2011 (beaucoup de coûts ont été ajoutés pour assurer la sécurité du système de l'énergie nucléaire).

Références:

- Chevalier. J-M, Derdevert. M, Geoffron.P (2012), L’avenir énergétique : cartes sur table, Folio.

- Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie(2009) Rapport de la commission sur l’organisation du marché de l’électricité, Présidée par Paul Champsaur, Avril 2009.

- Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie(2011) Rapport de la commission sur le prix de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), Présidée par Paul Champsaur, Mars 2011.

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