L’autonomie. Un sujet qui refait surface depuis le début de la crise Covid-19, scandé à haute voix ou partagé en messes basses dans les couloirs des organisations. Comme une prière, un souhait, un appel à la transformation des pratiques pour la sacro-sainte « agilité ». Agilité considérée comme indispensable pour s’adapter à un monde incertain, pour développer l’antifragilité(1). Polymorphisme nécessaire à la survie, et aussi à l’employabilité. N’est-il pas étonnant de passer par l’injonction « soyez autonomes » ? Et concrètement, comment ça marche ?
Le dire ne suffit pas
L’autonomie ne s’invoque pas, ne se décrète pas. Ce n’est pas quelque chose qui apparaît suite à un rituel obscur en haut d’une tour illuminée par la pleine lune. Non. Ce n’est pas non plus une formule magique qui doit être prononcée par un quelconque magicien conseil qui, de son chapeau, pourrait transformer la pensée et les pratiques de toute une organisation. Non plus.
Et pourtant.
Pourtant nous observons une recrudescence de l’utilisation de ce terme, du souhait de l’intégration rapide de cette philosophie dans le quotidien des femmes et des hommes constituant les organisations. Le sujet est particulièrement en vogue dans le monde tertiaire qui s’émerveille de ce pouvoir. Qui, comme si le sujet n’avait jamais été décortiqué par d’autres industries auparavant, pense qu’une simple formule affichée sur le plan stratégique suffirait.
C’est pourtant un sujet qui ne date pas d’hier. Différentes industries ont largement éprouvé les principes, que ce soit dans l’automobile ou l’aéronautique, notamment avec les équipes autonomes et les équipes semi-autonomes. Je ne développerai pas ici le sujet des « entreprises libérées » qui à mon sens touche à d’autres dimensions.
Les bénéfices ont largement été partagés, notamment dans un dossier (2) datant des années 2000, à condition que ce soit fait correctement. Des économies, des idées, de l’innovation, moins de pénalités de retard (division par 10 !), un absentéisme divisé par deux, moins d’accidents du travail… Franchement, ça fait rêver !
Ah oui, mais alors, comment on fait ?
Se questionner
Avoir l’humilité de savoir qu’on ne sait pas. Une technique efficace, lorsqu’on intègre le fait de ne pas savoir, c’est de questionner. De questionner, de se questionner et de se laisser questionner. Commençons par nous questionner.
Qu’est-ce que l’autonomie ? Qu’est-ce qu’on entend par développer l’autonomie des équipes ? C’est souvent à ce moment que l’on découvre que la notion même d’autonomie n’est pas claire dans les esprits. Pas claire du tout. Et en même temps les définitions sont riches et nombreuses.
Une chose est sûre : l’autonomie, ce n’est pas l’indépendance. Ce n’est pas le même sujet, ce n’est pas la même finalité. C’est un niveau de maturité supérieur. Pour ma part, j’ai adopté la définition proposée par l’analyse transactionnelle : « L’autonomie est la forme la plus aboutie d’un fonctionnement basé sur des liens multiples ». Ce n’est donc pas être tout seul dans son coin à n’en faire qu’à sa tête. Non.
L’organisation, comme tout élément complexe, est un système. Et comme tout système, vous pouvez difficilement en modifier une partie sans en impacter une autre. Partons du souhait de développer l’autonomie des collaborateurs, et regardons le système. Qu’est-ce qui entre en jeu à première vue ?
Quelques idées : le collaborateur, le management, les fonctions support, la direction générale, les outils, les clients, la réglementation (métier et droit du travail), …
Regardons maintenant quelques pièces de ce système et imaginons l’impact du développement d’une culture de l’autonomie.
Le collaborateur
Admettons que nous faisons en sorte de travailler l’autonomie pour des collaborateurs en contact des clients par exemple. Qu’est-ce que cela signifie ?
Est-ce que ce ne serait pas laisser le choix au collaborateur d’organiser son temps de travail ? Pour un chargé de clientèle, est-ce que ce ne serait pas dire « on ouvre le service client à 8h30, puis on le ferme à 19h30. Entre l’ouverture et la fermeture, vous vous organisez entre vous » ? Ce qui permettrait au collectif de s’organiser en fonction des besoins et des contraintes de chacun, tout en respectant le besoin de bien servir le client ?
Ou bien alors, tout simplement, donner au collaborateur toutes les ressources (outils, savoirs, support, …) et les autorisations pour répondre aux besoins des clients. Oui, prenons cet exemple. Le collaborateur serait donc en capacité d’apporter toutes les réponses seul, ou avec l’aide de ses pairs, sans passer par la validation de la chaîne hiérarchique, avec l’aide d’outils informatiques performants (l’I.A. offre une infinité de possibilités). Sans passer non plus par la validation du Middle ou du Back Office. Il pourrait donc répondre à un besoin fondamental des clients : avoir la bonne réponse, et tout de suite.
Le manager
Si le collaborateur est en capacité de répondre directement aux besoins du client, qu’en est-il du manager ? Que faire de ces cohortes de femmes et d’hommes qui ont, pour beaucoup et depuis des années, reçu l’instruction de contrôler le travail et de prendre les décisions. Si le manager n’a plus à valider les décisions du collaborateur en contact avec les clients (par exemple accorder ou non un geste commercial), que va-t-il faire ?
Et là, on touche quelque chose d’intéressant. Si mes équipes deviennent autonomes, je dois forcément faire évoluer le rôle du management de proximité. Il ne doit plus être dans la validation et le contrôle, il doit être dans le l’animation et le support. Il doit passer du « je pense donc tu suis (3)» a « qu’est-ce que je peux faire pour toi » ? Sa mission devient donc de donner les moyens au collaborateur de bien faire son travail, avec notamment : de la proximité, des conseils, de l’accompagnement, la mise à disposition de son réseau, etc.
Pour beaucoup c’est un sacré changement de posture. Certains ne s’y retrouveront pas. Aussi, il faudra les questionner et se questionner sur leur avenir.
Nous nous retrouvons donc dans le fameux sujet de « transformation de la culture managériale ». Jusqu’à aujourd’hui et bien souvent, que ce soit dans des projets de développement de l’autonomie, ou de mutation des pratiques managériales, il est demandé au management de se transformer. Comme ça. On y ajoute une petite formation sur le « manager coach » et le tour est joué. Ah non, ça ne fonctionne pas souvent. Étrange. Vraiment ?
Je ne vais pas lancer le débat ici autour des formations « baguettes magiques » qui pourraient, en quelques sessions (présentielles ou digitales), transformer les comportements. Non. Par contre je vais vous parler de la nécessaire transformation des équipes support. Parce que pour accompagner cette évolution des comportements, donc des relations, ils vont avoir besoin de support. Vers qui le management va-t-il se tourner pour avoir des conseils, de l’écoute, une prise de hauteur ?
Deux choix en interne (donc moins cher que des formations) : leurs pairs et les fonctions supports. Le sujet des pairs renvoie nécessairement au sujet de l’animation de la filière managériale. Le sujet des fonctions support demande une réflexion plus approfondie.
Les fonctions support
Penser la transformation de la filière managériale sans penser la transformation des femmes et des hommes qui les accompagnent me semble hasardeux. De la même manière, libérer les opérateurs des tâches sans valeurs ajoutées demande une évolution des outils. De la même manière, un environnement de travail « capacitant » doit être pensé, car il doit donner le pouvoir d’agir aux opérateurs.
Posons le regard sur les Ressources Humaines car ils sont (normalement ?) l’interlocuteur direct du management lorsqu’on parle d’humain. Force est de constater qu’aujourd’hui, encore souvent, les acteurs des ressources humaines sont encore trop cantonnés à leur rôle d’Expert Administratif(4).Rôle important dans l’entreprise certes, même s’il est mis à mal par le développement de l’I.A. et la délocalisation en Europe de l’Est.
Il est donc nécessaire de transformer la fonction RH. De leur apprendre à mieux cerner le fonctionnement humain, le fonctionnement des collectifs et les potentielles tensions qui naissent. Inexorablement. De leur apprendre, à leur tour, à être à l’écoute et de se mettre à disposition. Par exemple, pourquoi ne pas proposer des simulations d’entretiens annuels pour préparer au mieux les managers ?
De la même manière, ces mêmes acteurs devront repenser les processus RH au sein d’une organisation qui développe l’autonomie. Le système de rémunération, les parts variables, la politique de formation et d’apprentissage, le système de promotion, etc. Tant de chantiers à mener. Des chantiers qui, à mon sens et encore plus en France, devraient être sponsorisés par la Direction Générale.
La direction générale
Nous avons en France un héritage culturel qui a une forte influence sur notre manière de gouverner. Je vous conseille d’ailleurs une lecture éclairante sur notre culture, et donc sur nos comportements : La Logique de l’Honneur. (5)
Gardons l’idée simple que nous avons en France une culture du Chef. Donc, que le Chef a une grande influence sur le comportement des femmes et des hommes qui constituent son collectif, son organisation. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vouloir développer une culture de l’autonomie dans une organisation qui respire au rythme de la respiration du chef est ambitieux. C’est d’ailleurs là-dessus que j’échange souvent avec les dirigeants. J’avoue être un peu provocateur.
Je leur pose une simple question : « êtes-vous prêts à travailler autour de la culture du Chef pour développer l’autonomie au sein de votre organisation » ? Certains disent oui. D’autres disent non. C’est un choix. Certains sont tout à fait satisfaits des résultats d’une organisation « à l’ancienne ». Par contre, si on fait le choix de ne pas bouger sa culture, il est conseillé d’arrêter de vouloir développer l’autonomie. D’arrêter également d’essayer de recruter et garder des talents appétents à l’autonomie. Non. Ça va être couteux, et souvent douloureux.
Il faut rester sur le recrutement de profils « suiveurs ». Même si sur le moyen et long terme, il ne faudra pas s’étonner d’un ralentissement des capacités d’innovation.
En voiture Michel !
L’autonomie ne se décrète pas, c’est un vrai programme de transformation. Un vaste programme de transformation qui demandera la participation de l’ensemble des parties prenantes. Son développement demande une vraie prise en compte de l’organisation du travail, un regard affûté autour des tâches, des flux, des relations, du rapport au pouvoir, de la formation, etc. L’autonomie ne peut pas être qu’un mot inscrit sur le plan stratégique, elle doit être mise en œuvre. Mise en œuvre en acceptant, ou non, ses traits culturels.
Il ne faut jamais oublier que les organisations sont des systèmes. Aussi, il sera difficile de toucher une chose sans secouer l’autre(6). C’est un sujet passionnant, car c’est l’opportunité de se réinterroger sur l’ensemble des processus et du fonctionnement collectif. Nassim Nicholas Taleb propose 3 modèles intéressants : le fragile, le robuste et l’antifragile. Le fragile se brise face à l’incertitude. Le robuste résiste au prix de beaucoup d’énergie, mais reste figé. L’antifragile évolue face au chaos, il s’adapte et devient meilleur. Développer l’autonomie dans les organisations est clairement une voie vers l’antifragilité.
1 Nassim Nicholas Taleb
2 Dossier : Pôle Productique Rhône Alpes (27), 2000
3 Merci Arnaud Tonnelé pour cette belle expression que je me permets de réutiliser.
4 ULRICH, D., 1996, “Human Resources Champions: The next agenda for adding value and delivering results”, Boston, Harvard Business School Press, 281 p.
5 D'iribarne P.,1989, "La logique de l'honneur"
6 Les adeptes des pommes comprendront.